Groënland 2025

Glacier Sermeq Kujalleq – Ilulissat

L’UNESCO a déclaré 2025 « Année internationale de la préservation des glaciers ». De plus, chaque 21 mars sera désormais la « Journée mondiale des glaciers ». www.UN-glaciers.org.

Le hasard veut que cette année, durant la seconde quinzaine de mars, j’ai prévu de tenter d’approcher le glacier Sermeq Kujalleq, près d’Ilulissat au Groënland. 

Quelques chiffres sur ce glacier. C’est l’un des plus productifs et le plus rapide au monde. Ici, la calotte glaciaire se jette dans l’immense fjord Kangia. Le glacier avance de 40 mètres par jour et vêle quelques 46 km3 de glace par an dans l’océan. 46 milliards de mètres cubes ! C’est la consommation mensuelle d’eau des USA ! Ce glacier produit 10% des icebergs du Groënland. Chaque jour, ce sont près de 90 millions de tonnes de glace qui partent à la dérive. Les icebergs dépassent parfois les 120 mètres de hauteur pour la partie émergée ! Selon la densité de la glace, la partie émergée représente entre 1/7ème et 1/10ème des icebergs. Certains sont si grands et si lourds qu’ils s’échouent sur le fond du fjord et peuvent rester bloqués là plus d’un an avant de se briser et partir à la dérive dans l’océan Atlantique nord. Le fjord Kangia dans lequel se jette le glacier Sermeq Kujalleq atteint 1000 mètres de profondeur. Je l’ai déjà dit dans de précédents roadbooks, mais il se dit que celui qui a coulé le Titanic venait d’ici. 

Sur la photo satellite ci-dessous, on voit l’évolution du glacier au fil des ans. Au départ d’Ilulissat, ça commence à faire une trotte (au moins 60 km) ! Je vais essayer de m’approcher le plus possible du front du glacier.

Comment naissent les icebergs ? Eliot Jager, chercheur post-doctorant sur les interactions glace-océan de la calotte Antarctique a publié ce schéma très clair. Voyez la calotte polaire qui avance vers la mer, s’écrasant sous son poids (comme un Flamby). Puis la pointe finit pas se briser, formant ainsi un iceberg. 

Le planning du voyage : départ le 13 mars. J’ai prévu 11 jours de marche. J’estime qu’il me faudra 5 jours pour atteindre une zone qui me permettra d’observer le front du glacier. Tout dépendra du terrain (secteur que je ne connais pas) et de l’enneigement. Peut-être que je pourrai passer par la banquise si les pêcheurs me disent qu’il n’y a aucun risque dans ce secteur. J’ai le souvenir qu’en 2016 ils m’avaient dit de ne pas m’aventurer sur la glace de ce côté-là, une tempête, le mois précédent, avait créé de nombreuses failles. Voilà pourquoi mon itinéraire « pessimiste » me fait passer par les massifs.

Le Roadbook

Je suis arrivé à Ilulissat le vendredi 14 mars dans l’après-midi. Tout s’est bien passé durant les vols et surtout durant les correspondances. J’ai récupéré ma pulka comme prévu à mon arrivée.

Mon trek ne commence que dimanche. D’ici là, je vais faire des courses à un des nombreux supermarchés de la ville pour compléter mon équipement : céréales pour les petits déjeuners, gâteaux, et 4 litres d’essence pour mon réchaud. J’aurais aimé trouver du fuel pour poêle, plus efficace et qui encrasse moins le réchaud, mais il n’y avait que des bidons de 20 libres. Tant pis. C’est donc à la station essence que je remplis mes bouteilles.

Ensuite, je vais faire un tour au bord de l’icefjord pour voir la glace et les icebergs qui descendent du grand fjord Kangia. Cette année, je trouve qu’il y a moins de gros icebergs que les années précédentes, mais beaucoup plus de « petite glace ». Les bateaux doivent de frayer un passage. Pas très rassurant pour mon objectif. Toute cette glace me laisse penser qu’il ne doit pas y avoir beaucoup de banquise en amont.

Dimanche 16 mars – 15 km

Entre l’hôtel et le point de départ de mon trek, il y a 2 km à faire à travers la ville. Je préfère me faire conduire en taxi pour éviter de racler la pulka sur les graviers répandus sur les bords des routes pour éviter de glisser. Les taxis sont très nombreux. Beaucoup d’habitants n’ont pas de voiture et le taxi est un moyen de locomotion très courant. Le taxi me dépose donc à Quarry, un quartier populaire ou commence la piste qui mène dans les massifs.

Je commence à marcher à 9h20. Il fait -6°C. Le ciel et couvert et il neige un peu. C’est donc parti pour 11 jours de marche, direction le fjord Kangia ! La première étape commence par une longue traversée d’un terrain plat mêlant marécage et lacs gelés. Puis vient la tant redoutée montée vers le sommet du massif qui sépare la ville du Kangia. Il y a environ 300 mètres à gripper. Et c’est raide. Nous sommes dimanche. Il y a donc peu de traineaux sur la piste. Je devrais même dire aucun traineau. Ce qui m’arrange. Dans cette côte, il ne faut pas gêner les traineaux qui montent, mais le danger vient surtout de ceux qui descendent. Les chiens sont lancés au galop redoutant de se faire écraser par le lourd traineau que l’inuit tente de ralentir comme il peut en mettant tout son poids sur le frein. Finalement, j’arriverai au premier col en moins d’une heure et sans souffrir. Je suis moi-même surpris de la performance.

En fin de journée, lorsque j’arrive au bord du lac où je prévois de dormir, le ciel est bas et il neige. La veille cabane de pêcheurs qui était toute délabrée et totalement insalubre la dernière fois que je suis passé, a été refaite. Malheureusement pour moi, elle a été privatisée pour une agence de tourisme d’après ce que je comprends de l’affiche agrafée à la porte. Affiche écrite en kalaallisut et en danois uniquement. Je trouve un endroit en bord de lac pour planter la tente. Il était temps de se mettre à l’abri. Il commence à faire froid et il neige de plus en plus. Ce soir, il fait -12°C.

Lundi 17 mars – 17 km

-17°C au réveil. La nuit a été bonne malgré des réveils fréquents à cause des craquements de la glace. C’est toujours très impressionnant et peut sembler inquiétant, mais sans aucun risque. C’est simplement la glace qui travaille.  

Cette journée sera une longue et interminable étape. Heureusement, le soleil et le ciel bleu sont de la partie. C’est très agréable. Mais il fait très froid. Je dois d’ailleurs changer les gants contre les moufles. Dans mon souvenir, le camp des pêcheurs au bord du fjord, était plus près que ça. Et durant cette étape, je pensais voir beaucoup de traineaux. Mais ce sont essentiellement des motoneiges très – trop – fréquentes. Cette piste est une véritable autoroute. Tout le monde me fait un signe de la main en passant.

Pour bien comprendre la suite de mon récit, il faut que je vous explique la géographie des lieux. Il y a 2 fjords près d’Ilulissat. Le principal, le Kangia, est immense : 70 km de long et 10 km de large. C’est au bout de ce fjord que se trouve le glacier Sermeq Kujalleq que je veux aller voir. Le camp de base des pêcheurs, quant à lui, se trouve sur un autre fjord, le Sikuiuitsoq que je nommerai « petit fjord ». Je le connais bien pour l’avoir arpenté en 2016 et 2020 jusqu’au bout où il y a un autre glacier. Celui-ci fait 20 km de long et 5 km de large. Il se jette dans le Kangia. Les deux fjords sont perpendiculaires l’un l’autre.

Lorsque j’arrive au bord du « petit » fjord totalement gelé et recouvert de neige, rien n’a vraiment changé depuis la dernière fois. Les cabanes des pêcheurs sont toujours là, avec la même pagaille qui traine aux abords. Les chiens semblent plus nombreux en revanche. De gros icebergs sont figés non loin du rivage, probablement échoués et emprisonnés par la banquise. Plusieurs pêcheurs sont affairés auprès de leurs bêtes. C’est la fin de journée pour eux, donc l’heure du repas. Je me dirige vers un petit groupe d’hommes assis sur leurs motoneiges au bord du fjord. Ils ne sont visiblement pas pêcheurs. Je comprends qu’ils accompagnent un groupe de français venus tourner un film sur la banquise un peu plus loin. Je ne les verrai pas. J’explique à ces hommes mon projet et l’itinéraire que je veux prendre. L’un d’eux s’en amuse et me fait non de la tête. « Pourquoi, non ? » je demande.
– Il n’y a pas de banquise sur le Kangia, me dit-il. Uniquement de la glace dérivante. La banquise s’arrête ici, m’indique-t-il sur ma carte. Juste au bout du petit fjord, presqu’à la jonction avec le Kangia.
– Mais la zone de pêche qui était sur le Kangia alors ?
– Elle a été déplacée sur le petit fjord.

Ils me montrent alors où je peux aller pour voir le Kangia, tout en me disant qu’en passant par les massifs, ça sera difficile et que je n’aurai probablement pas le temps d’avancer suffisamment pour voir le front du glacier. Ils m’indiquent d’autres points de vue intéressants sur la zone où je prévois aller. Enfin, ils me montrent par où traverser le petit fjord pour joindre l’autre rive et entrer dans le massif qui est en face. Une nouvelle fois, je me fais piéger par les distances. L’autre rive semble toute proche. Mais elle est en fait à 4 kilomètres. Soit deux heures de marche. Avec le poids de la pulka (environ 50 kg) et la neige fraiche dans laquelle elle s’enfonce, je ne dépasse pas les 2 km/h sur ce genre de terrain, même parfaitement plat. C’est une marche dans un effort continu. Cette traversée est sans fin. Il me faudra trouver un endroit où camper dès que j’aurai posé pied sur la terre ferme.

C’est finalement vers 18h que je suis enfin installé dans ma tente. Ça n’a pas été simple. Tout le terrain est en pente et les endroits plats sont couverts de glace. Donc impossible d’enfoncer les piquets dans le sol. Mais c’est bon. Et en plus, j’ai une jolie vue. Bon, cela dit, une fois dans la tente, je préfère fermer les ouvertures pour essayer de préserver quelques degrés.

Il est temps de faire de l’eau, dîner et se mettre au chaud dans le duvet. Mince, j’ai oublié d’envoyer ma position par satellite. La famille s’inquiète. Voilà, c’est fait. Tout va bien.

Mardi 18 mars – 12 km

A partir d’aujourd’hui, je pars explorer un secteur que je ne connais pas du tout. Je sais que je ne verrai personne par ici. Et ça se confirme rapidement. Aucune trace dans la neige, à part quelques-unes de lièvres arctiques et une autre assez fraiche d’un renard. Mais je ne verrai pas les bêtes.

Au réveil, je suis surpris de la température : -2°C. C’est carrément doux. Je commence par passer un premier col assez facilement et j’arrive dans une zone compliquée : l’été, dans ce secteur, l’eau ruisselle à travers les rochers. En hiver, l’eau gèle et je dois trouver un passage entre la glace de mauvaise qualité et les blocs de pierre que la pulka n’aime pas trop. Je sens la glace qui sonne creux sous mes raquettes. Signe qu’elle n’est pas épaisse. Et effectivement, mon pied fini par passer au travers. Sans danger puisqu’il n’y a que quelques dizaines de centimètres de profondeur et que, précisément à cet endroit-là, mon pied est arrêté par une grosse pierre. Vivement que je sorte de ce passage. En attendant, l’eau est vive sous le trou que je viens de faire. J’en profite pour boire et remplacer l’eau de neige que j’ai stockée dans mes bouteilles Thermos par cette eau de glacier, nettement meilleure. L’eau de neige donnant de l’eau déminéralisée.

Pour ma pause déjeuner, j’avais préparé mon repas dès le lever. Un repas lyophilisé que j’ai mis dans une boîte isotherme. Ainsi, je n’ai rien à préparer et ma pause est de courte durée, histoire de ne pas avoir froid et de ne pas trop couper le rythme. Pendant que je reprends des forces, j’étudie la solution idéale pour franchir le haut massif qui me barre la route. Il y a une pente assez raide, bien blanche, mais très haute. L’effort sera long et intense. Sur la carte, je repère une rivière (ou coulée d’eau) à 200 mètres plus à droite. Je vais en repérage sans la pulka. Impossible de passer par la rivière puisqu’il y a en fait une chute d’eau d’environ 10 mètres, avec un pont de neige au-dessus. Super dangereux le truc ! Je trouve qu’il est plus facile de monter que de descendre. Je ne sais pas si les habituées de la montagne partagent mon avis. En descendant, j’aurai vu la chute au dernier moment mais surtout, je n’aurais jamais vu le pont de neige. Information à retenir. En revanche, à gauche de cette rivière et de sa cascade gelée, il y une montée, moins raide et moins longue que l’autre. Ça peut le faire. Ça me semble la bonne solution. C’est donc par là que je me lance. Mais alors que j’ai bien entamé la montée dans un effort considérable, je jette un œil en arrière, et le vertige me prend. Je vais vivre un véritable enfer. Ce que je n’avais pas vu d’en bas, c’est que la pente vrille légèrement et la gravité attire la pulka non pas vers mon point de départ, mais vers la cascade et donc vers le vide. En une seconde, je me fais mille scénarii : si mes raquettes décrochent, la pulka m’entraine et je fais une chute de plusieurs mètres. Si la plaque de neige de détache, comme une avalanche, même résultat. Revenir en arrière ? Impossible, la pulka suit la loi de la gravité. Impossible de la mettre en dévers tant qu’elle est plus bas que moi… Je n’ai pas le choix. Il faut monter. J’assure chacun de mes pas. Avant de lever un pied, je m’assure que la raquette opposée est bien plantée dans la neige et que ça ne bouge pas. Je plante les bâtons et m’appuis dessus à les faire plier. J’arrive en haut de cette montée, en sécurité, essoufflé et rassuré. J’avais clairement mal évalué le risque. Grosse erreur. Grosse frayeur. Note à moi-même : ne surtout pas passer par là au retour. Sous aucun prétexte.

Passé cet épisode, alors que j’enchaine les lacs et les passages de cols, le soleil chauffe. Je suis sur un lac bordé de massifs, totalement à l’abri du vent. Il fait chaud. Vraiment chaud. +2°C à mon thermomètre. Il faisait -17°C hier ! De fait, je transpire. Et ça, ce n’est pas bon du tout quand on fait un trek sans possibilité de faire sécher ses vêtements le soir. Il faut donc que je me refroidisse. Mon maillot de corps et humide. Je commence par retirer mon bonnet, puis mon tour de cou, ma veste de marche, et même mes gants. C’est fou. J’essaie de ralentir le pas mais ce n’est pas simple. Plus tard, je sens le petit vent froid qui revient. Je suis en pleine ascension d’un massif (encore une) et je ne peux pas m’arrêter pour me recouvrir. La pulka me tire en arrière. Je préfère terminer cette montée et remettre mes vêtements au col. Et je pense que c’est là que j’attrape mon rhume. Bravo ! Une première dans un trek ! Le froid est fourbe ; il punit l’homme qui a chaud.

Les paysages sont magnifiques. Il n’y a aucune trace. Aucun passage. Je fais ma trace, comme j’aime le dire. Derrière moi, une longue saignée dans la neige, trace éphémère qui sera effacée au premier coup de vent ou lors des prochaines chutes de neige. Pourtant, j’avoue que ça m’arrangerait que ces traces restent visibles quelques jours puisque je dois repasser par là au retour. Pour l’heure, je me guide à la carte et à la boussole. D’ailleurs, je me fais piéger dès le début par le gros décalage entre le pôle géographique (l’axe de rotation de la terre) et le pôle magnétique (celui qui attire l’aiguille des boussoles). Lorsqu’on est en France, les deux pôles sont pratiquement dans le même alignement. Ici, il y a 31° d’écart. C’est énorme. Il faut donc faire attention à la façon d’orienter sa carte par rapport à la boussole. Erreur de débutant, parce que je le sais. C’est en arrivant sur un lac et en cherchant un passage pour en sortir que je ne comprenais pas. Ce que j’avais devant moi ne correspondait pas à ce que je lisais sur la carte. Puis la mémoire m’est revenue. Et là, tout s’éclaircit. En tout cas, ça fonctionne bien. Je sais toujours où je suis et je suis toujours là où je prévois d’être. Mais je n’avance pas vite. Les inuits avaient raison. Le terrain est compliqué. A ce rythme, je n’atteindrai jamais mon objectif. Je vise donc le point de vue sur le Kangia qu’ils m’ont indiqué.

Ce soir, je campe au bord d’un lac. Je m’arrête relativement tôt, vers 15h30. Le soleil chauffe encore bien. Dans la tente, ça fait un petit effet de serre. La température y est de +10°C. De quoi se dévêtir un peu. Pas de veste, pas de gants ni bonnet. C’est super agréable. Mais dès que le soleil passe derrière le massif, la température chute brutalement et tout devient plus compliqué. C’est l’heure de faire de l’eau (il me faut 2 litres chaque soir). Le réchaud à essence va tourner pendant 30 à 45 minutes dans un ronflement assez pénible. Ça fait du bien quand ça s’arrête. Puis vient l’heure de dîner et de se mettre au chaud dans le sac de couchage.

Mercredi 19 mars – 6 km

Je continue ma route vers le sud. Direction le fjord Kangia. L’étape est relativement simple et j’avance bien ce matin. Le beau temps est toujours de la partie. Si ça pouvait durer comme ça durant tout le trek, ce serait fantastique. Je passe un col à 300 mètres d’altitude d’où j’ai une belle vue sur le Kangia et les massifs alentours. C’est bien confirmé, il n’y a pas de banquise sur le fjord. En revanche, il n’y a pas de neige non plus sur les massifs. Je ne vois que de la roche. Ça va être compliqué ! J’aimerai pouvoir contourner un massif sans avoir à redescendre au niveau du fjord, ce qui m’obligerait à remonter. 300 mètres de descente pour les remonter de l’autre côté, ça ne m’enchante pas beaucoup. J’essaie de trouver un contournement en dévers. Mais il n’y a vraiment pas de neige. La pulka n’aime pas du tout. Et moi non plus. Sur les cailloux, ça ne glisse pas bien. Je décide de laisser la pulka et de partir en repérage. Mais plus j’avance, moins il y a de neige. C’est complètement fou. J’analyse le terrain. Je reviens en arrière pour récupérer la pulka et décide de descendre de 100 mètres. Il y a un peu plus de neige. Mais de nouveau, je bloque un peu plus loin. Faire confiance aux locaux. Quand ils disent que ça ne passe pas, ça ne passe pas ! Je dois me résigner. Je ne verrai pas le front du glacier. Je suis bien trop loin et je ne peux pas avancer davantage. Je repère un endroit d’où j’aurai une très belle vue sur le fjord et où je pourrai camper. Je commence par y déjeuner sous le soleil. Mais je vois un gros front nuageux arriver sur moi. Je sens que je temps va se gâter. Je plante le camp. Peu de temps après, alors que je suis dans la tente pour analyser ma carte et trouver un plan B, le soleil disparaît et il commence à neiger. Puis le vent se lève. Mais il a légèrement tourné. Ma tente n’est pas bien orientée. J’hésite. Mais je prends mon courage à deux mains et je sors pour faire pivoter la tente légèrement pour qu’elle prenne le vent dans sa pleine longueur. L’opération n’est pas simple. Il faut détacher les 13 sardines que j’ai enfoncé en me servant d’une pierre comme marteau. Pivoter la tente (avec tout ce qu’il y a à l’intérieur) et remettre les sardines. Au moins, ça réchauffe ! Il fait -6°C. Je passe l’après-midi à étudier la carte et lire un peu.

Jeudi 20 mars – 13 km

Il a neigé tout l’après-midi d’hier et toute la nuit. 20 centimètres. Mais pour autant, ce n’est pas assez pour pouvoir faire passer la pulka là où il y a des rochers. Donc je m’en tiens à mon plan B et reviens sur mes pas. Je mets le cap plein nord. J’ai environ 25 km à faire pour atteindre la calotte glaciaire et un point où je dois pouvoir y poser le pied pour ensuite rejoindre l’amont du petit fjord et le front glaciaire. Mes traces de la veille ont disparu sous la neige fraiche. Petite erreur de navigation au départ et je contourne un massif par le mauvais côté. J’ai dû me rallonger d’un petit kilomètre. Cette neige fraiche me complique également grandement la tâche puisque la pulka s’enfonce. Le soleil est cependant de retour. Il faisait -12°C au réveil. Mais en début d’après-midi, j’ai de nouveau très chaud. Je me découvre avant de transpirer. J’arrive sur un immense lac. 5 kilomètres de long. Je prévois de camper aux alentours. Plutôt que de m’installer sur le lac, je préfère monter un petit col espérant trouver un endroit plat. Mais tout le terrain est cabossé. Je redescends sur le lac. Je suis crevé. Il me faut juste une belle plaque de neige gelée et bien dure pour m’installer. En redescendant, la pulka me dépasse brutalement et m’entraine avec elle. Je tombe en avant, le genou droit se réceptionne sur une pierre. Aïe. Je m’en sors avec un bel hématome. C’est la seconde grosse chute. Au premier jour, la pulka m’a fauché les deux pieds dans une descente verglacée. Je suis tombé en arrière sur les coudes. Heureusement sans gravité là non plus.

Mon camp est très bien placé. Je vais avoir du soleil encore un moment avant qu’il ne passe derrière le massif qui borde le lac à l’ouest. Il y a environ 40 centimètres de neige au-dessus de la glace. J’en profite pour faire une fosse dans la tente devant l’entrée de la chambre. Ça me sert à y mettre les pieds et ainsi tenir assis. C’est bien plus confortable pour manger notamment, plutôt que d’être en tailleur.

Dans la soirée, alors que je suis en train de lire, j’ai froid aux jambes à l’intérieur de mon sac de couchage. Uniquement aux jambes. Il faut dire que je ne porte que mon pantalon polaire. Puis ma liseuse électronique commence à buguer. L’écran se fige. Le thermomètre affiche -19°C. Voilà l’explication. Il fait plus froid que les soirs précédents. Je range la liseuse pour ce soir. J’écouterai de la musique pour passer le temps. Et pour les jambes, je remets mon pantalon de marche. Le problème est réglé.

Vers 21h30, je jette un œil dehors. Il y a des aurores ! Il fait froid, mais il n’y a pas un souffle d’air. Je m’habille et je sors profiter du spectacle. Il y avait plusieurs années que je n’en avais pas vues ! Elles sont belles et dynamiques. Il manque juste une lune pour éclairer les massifs pour que ce soit parfait. Il fait très sombre. Les photos ne donnent pas grand-chose.

Je me couche un peu après 23h, content d’avoir pu, enfin, voir des aurores.

Vendredi 21 mars – 9 km

Seconde journée à remonter vers le nord. Il fait -20°C au réveil. Comme la veille, l’étape est éprouvante. La neige est profonde et il y a beaucoup de glace, surtout dans les montées. Les raquettes accrochent très mal et c’est vraiment casse-gueule. J’essaie de trouver des endroits où de la neige recouvre un peu la glace, mais il faut aussi éviter les rochers dans lesquels la pulka adore butter. J’enrage plus d’une fois. Pas simple de trouver le bon passage. Vers 12h30, j’arrive au point de campement que j’ai prévu. C’est un endroit un peu encaissé. A priori, la calotte glaciaire se trouve juste de l’autre côté du col qui est devant moi. Première inquiétude : le manque de neige. Je laisse la pulka pour aller voir à quoi ressemble la glace derrière. D’après ma carte, une langue glaciaire descend entre deux massifs. La glace doit se trouver à 20 mètres sous le col, avec une pente douce pour y descendre. Seulement, ce que je vois en arrivant au col est sensiblement différent. C’est un peu la stupeur. Mais où est la glace ? La langue glaciaire se trouve à une bonne centaine de mètres en contrebas. Et si la pente semble douce au départ, elle est nettement plus raide plus bas. Et pour achever tous mes espoirs de passer par là, il n’y a que du caillou. C’est un peu la douche froide une fois de plus. Je redescends pour monter mon camp et aviser.

Après déjeuner, je pars en repérage. Il fait très beau même s’il y a de grosses rafales de vent. Je me couvre bien et pars en direction de la calotte glaciaire pour voir si la langue glaciaire rejoint le col à un moment donné. Au bout de 2 kilomètres, je me rends à l’évidence. La glace est toujours bien trop basse par rapport au massif et il n’y a pas beaucoup plus de neige par ici. Toujours est-il que le paysage est à couper le souffle. J’ai une vue incroyable sur la calotte glaciaire, sur la langue, et sur le glacier qui se trouve à plusieurs kilomètres. La glace est d’un bleu magnifique et forme des dessins naturels sublimes. Je regrette vraiment de ne pas pouvoir y descendre. Je pense qu’avec un sac à dos j’aurais tenté le coup. Mais avec la pulka, c’est impossible.

Donc voilà. La mort dans l’âme, je sais que mon trek s’arrête là. Je ne pourrai pas aller plus loin. Demain, j’attaque la route du retour. Il me faut 4 jours pour rentrer à Ilulissat. Je rentrerai avec un jour d’avance.

Samedi 22 mars – 15 km

Le vent qui soufflait en rafale dans la journée d’hier, s’est mis à souffler en continu dans la nuit. Ça a soufflé fort. A l’intérieur de la tente, c’est assez impressionnant parce que la toile est beaucoup secouée et que ça fait du bruit, mais cette tente est vraiment robuste. J’en suis vraiment très content. Ce matin, juste avant de sortir du sac de couchage, le vent s’est totalement calmé. C’est de bon augure pour plier le camp. Je reviens donc sur mes pas d’hier que j’ai du mal à retrouver, le vent ayant balayé la neige. Je continue toujours à avancer avec ma carte et ma boussole. Je traverse une nouvelle fois l’immense lac de 5 kilomètres pour rejoindre le fameux col où je dois trouver un endroit pour descendre. J’ai bien en tête que je ne dois, sous aucun prétexte, tenter la descente par où je suis monté la semaine dernière. Une nouvelle fois, c’est sans la pulka que je vais en repérage. Je retrouve la longue pente enneigée que j’avais envisagé de monter. C’est haut et raide. Je prends le temps d’analyser le terrain. La neige est assez profonde. Avec la corde de frein, la pulka ne devrait pas s’emballer. Et quand bien même elle m’empoterait, il n’y a ni obstacle ni trou jusqu’au lac. Une pente raide au début qui s’adoucit sur la fin. Au pire, je glisse jusqu’en bas.

Après avoir récupéré la pulka, je me lance donc dans cette descente. Et j’avance tranquillement en faisant de grands zigzags et je maîtrise parfaitement la pulka. Tout se passe bien. C’était sans danger. Voilà une bonne chose de faite.

En fin d’après-midi, j’arrive au bord du fjord. Je mets un temps infini à trouver un emplacement. Le terrain est soit pentu, soit plein de pierres, soit trop dur pour enfoncer les sardines. Finalement, je trouve un endroit avec de la neige dure. Ouf. Je peux me reposer. Et la vue sur le fjord est très belle.

Dimanche 23 mars – 9 km

Aujourd’hui, mon étape m’amène à la cabane des pêcheurs. Celle-là même où j’ai passé plusieurs nuits les années précédentes. Nous sommes dimanche. Les pêcheurs ne doivent pas être là. Il devrait y avoir de la place. J’espère pouvoir y passer la nuit au chaud.

Je traverse donc les 4 kilomètres de ce fjord. Il fait très beau. Au loin, là où ce fjord gelé rencontre le grand fjord Kangia, j’aperçois d’autres géants de glace. Ceux-là doivent être immenses. Je les vois assez bien alors qu’ils sont à 10 ou 15 kilomètres de là. Ils viennent certainement du fameux glacier que je n’aurai pas vu. En attendant, je marche. Un peu comme un robot. Un pied devant l’autre, et encore un autre. Et peu à peu la cabane se dessine. Je commence à entendre les chiens. Au bout de 2 heures, j’arrive sur zone. Plusieurs pêcheurs sont là pour nourrir les chiens. D’autres se préparent à partir avec les traineaux. Certains travaillent-ils le dimanche ?

Dans la grande cabane, rien n’a changé. C’est toujours la même pagaille, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Toujours aussi sale. De la nourriture posée à même sol dans des assiettes ou des gamelles. Pas très ragoutant. J’interroge plusieurs hommes qui passent pour savoir si je peux rester là ce soir. Ça ne semble poser de problème à personne, mais il vaut mieux demander aux pêcheurs. Eux ne le sont pas. En attendant, j’ai besoin d’eau. Le bidon bleu dans lequel ils stockent la glace est toujours là. Mais vide. Je pars donc sur le fjord à la recherche d’un petit iceberg, armé de mon bidon et d’une lance que j’ai trouvée près de la cabane au pied de 2 phoques à moitié dépecés, et je ramène la glace. Mais coup de théâtre, vers 15h, un pêcheur arrive et me dit que, non, je ne peux pas dormir ici cette nuit. La cabane est pour les pêcheurs, pas pour les touristes. Je lui précise qu’on est dimanche et qu’il ne devrait pas y avoir grand monde, mais il n’en démord pas. Non c’est non. Je prends quand même le temps de remplir mes bouteilles Thermos d’eau chaude (je lui ai montré le bidon rempli de glace). « Ok, good good » me dit-il. Une fois toutes mes affaires remballées, je vais tout de même le saluer. Il est en train de manger à l’intérieur avec un autre gars qui ne parle pas anglais. Au passage, je lui demande des nouvelles des pêcheurs que je connais, Balto, Jorgen et Kim. Il est surpris que je connaisse ses collègues. J’explique pourquoi je les connais en précisant qu’eux, m’avaient proposé de dormir dans la cabane les années précédentes. « ah ben si tu connais Balto alors tu peux rester dormir ici, pas de problème ». Mais franchement, il m’a un peu énervé et je n’ai aucune envie de rester finalement.

Je fais donc 3 kilomètres supplémentaires. Je m’arrête sur une zone plate un peu en retrait de la piste mais juste avant une énorme montée par laquelle je devrai commencer demain matin. Le soleil passe derrière le massif. La température tombe à -21°C.

Lundi 24 mars – 12 km

Encore un réveil pénible. Comme tous les matins. Chaque jour, les heures les plus compliquées sont celles du réveil. Pourtant, je m’amuse de voir que, sans chercher à le faire exprès, il me faut précisément 1h45 pour être près. Je me lève à 7h et je déclenche ma montre lorsque j’atèle ma pulka à 8h45. En fait, mes gestes du matin sont toujours les mêmes, dans le même ordre : allumer le réchaud et réchauffer l’eau tiède qui a passé la nuit dans une bouteille Thermos. Petit-déjeuner. Le réchaud continue à faire de l’eau pour compléter les bouteilles. Je range mon sac de couchage après l’avoir brossé pour enlever tout le givre qui le recouvre. Je dégonfle le matelas et rassemble toutes mes affaires. Je fais une toilette de chat (brossage de dents, un coup d’eau sur le visage et c’est fait). Je charge la pulka. Je brosse la toile de la chambre qui est couverte de givre. Puis je plie la tente. 1h45. Ni plus, ni moins.

Il fait encore -19°C au moment où je me mets en marche. Et j’attaque donc par cette grosse côte. Et elle est longue. Très longue. Il me faut remonter sur le massif qui sépare le Kangia et Ilulissat. Il y a très peu de trafic sur la piste. Je suis surpris. Il y a 5 ans, le lundi, il y avait beaucoup de passages de traineaux et de motoneiges.

J’arrive à « Igloo Lodge » sur le grand lac où j’avais dormi la première nuit. Igloo Lodge est un bâtiment en bois, très chic, planté au milieu de nulle part, qui accueille des touristes pour 450€ la nuit et qui arrivent en motoneige pour vivre une expérience géniale : dormir dans un des igloos à côté du bâtiment en bois. Igloo que même les inuits ne construisent plus… Ce soir, ce sera ma dernière nuit sous tente avant de rentrer à Ilulissat. Je plante ma tente sur un très joli lac, en altitude. Je vais pouvoir profiter du soleil longtemps ce soir. Il n’y a pas de nuages et les massifs alentours sont bas. Et c’est bien agréable. L’effet de serre dans ma tente est une nouvelle fois très appréciable.

Mardi 25 mars – 11 km

Le ciel est couvert pour cette dernière étape. Mais il ne fait pas froid et il n’y a pas de vent. La première partie de l’étape se fait plutôt tranquillement. J’arrive au col depuis lequel la vue sur Ilulissat et l’icefjord est superbe. On voit beaucoup de glace sur l’eau, très loin au large de la ville. Il me reste maintenant à attaquer cette longue descente puis traverser la zone marécageuse pour arriver à Quarry, le quartier de la ville qui est ma ligne d’arrivée.

Et c’est à 12h30 que j’interpelle un taxi qui me conduit à l’hôtel d’où je vais pouvoir me reposer. Je suis très fatigué.

Conclusion

Je n’aurai pas atteint l’objectif que je m’étais fixé. Le glacier Sermeq Kujalleq n’est désormais accessible qu’en hélicoptère. Il y a trop de glace sur l’eau pour passer en bateau et pas de banquise sur le fjord Kangia pour y aller à pied ou en traineau. J’aurai manqué de neige sur certains secteurs, notamment près de la calotte glaciaire. Peut-être la faute au vent qui balaie le sol.

Toujours est-il que je suis content d’être allé explorer ce massif situé entre le petit fjord et la calotte glaciaire. Les paysages sont vraiment très beaux. Les étapes étaient physiquement très compliquées. Mais ma préparation de ces derniers mois a payé. Et c’était nécessaire. J’aurai fait 116 kilomètres au total en 10 jours. Je rentre très satisfait de ce trek. La météo a été de la partie. Quant aux nuits sous tente, ça reste le point le plus compliqué d’un trek en autonomie. C’est vraiment très dur. Il faut en permanence lutter contre le froid quand on cuisine, quand on mange, quand on bricole. Et il faut une grosse force de caractère pour sortir de son sac de couchage au réveil le matin et pire, au milieu de la nuit pour assouvir un besoin naturel ! 

Ainsi se termine mon septième séjour au Groënland. Merci à tous ceux qui m’ont suivi (famille, amis et collègues) via le site Garmin, et pour les petits messages que j’ai reçus sur mon téléphone satellite.

Dominique.