Groënland 2020

A la rencontre des pêcheurs inuits

Depuis quelques semaines maintenant, je constate que les températures Groënlandaises sont très basses. Polaires ! Et malheureusement, ça ne semble pas vouloir remonter. Mon trek 2020 s’annonce compliqué. En arrivant à Ilulissat le 2 mars, le chauffeur du minivan qui vient me chercher à l’aéroport me dit que l’hiver est « super cold ». Il faisait -34°C à Kangerlussuaq où j’ai transité durant deux heures. Le froid m’a saisi en descendant de l’avion dans lequel j’ai passé cinq heures confortablement installé et dans lequel il faisait d’ailleurs assez chaud. Je n’avais pas pensé à prendre un surpantalon comme beaucoup de passagers l’avaient fait. Les quelques dizaines de mètres qui séparaient la porte de l’A330 d’AirGreenland et le petit terminal de Kangerlussuaq ont été longs. J’essayais de ne pas trop faire frotter la toile de mon pantalon glacé sur mes jambes. « Super cold ». Il y a beaucoup de neige visiblement cette année. Beaucoup plus que l’an dernier.

Ce trek, je l’ai assez peu préparé. Pour diverses raisons. Personnelles et professionnelles. Mais Ilulissat, je commence à connaître. C’est la quatrième fois que j’y viens. La troisième en hiver. L’objectif de cette année est de refaire ce que j’avais fait en 2016, mais en plus intense. C’est à dire que j’avais adoré les échanges avec les pêcheurs inuits, mais sans prendre le temps. A l’époque, je m’étais fixé un itinéraire et un calendrier. Cette fois, j’ai envie de passer davantage de temps avec eux. Voir et comprendre comment ils travaillent. Partir au boulot en traineau à chiens n’est pas du folklore ici. C’est un mode de vie.

L’appel de la glace également se fait sentir. J’ai toujours été impressionné par ces géants qui dérivent dans la baie de Disko, venus tout droit de la calotte glaciaire qui avance inexorablement dans la mer. Ces icebergs d’Ilulissat, les plus gros de l’arctique s’en vont mourir dans l’Atlantique Nord. Tout doucement. D’ailleurs « Ilulissat » signifie iceberg en Kalaallisut, la langue des inuits du Groënland. Quant à la calotte glaciaire, j’en garde un souvenir étrange. Cette masse de glace à perte de vue qui recouvre 80% du pays. La seconde réserve d’eau douce au monde après celle de l’Antarctique. Cette ambiance très lugubre. Elle est à la fois lumineuse et éblouissante quand le soleil frappe dessus, mais aussi extrêmement sombre et inquiétante. Elle semble endormie. Mais elle vit. Elle bouge. Elle craque. Elle gronde. C’est tout cela que je suis venu revoir cette année. A Ilulissat. Au Groënland.


Aéroport de Kangerlussuaq vu depuis l’avion


Kangerlussuaq. Descente de l’avion. -34°C


Avant l’aventure, toutes les inquiétudes sont permises

Dans mon planning, j’ai prévu de commencer par deux nuits à Ilulissat. J’ai pour habitude de passer au moins une nuit à l’hôtel avant de me lancer dans l’aventure. Ma pulka, ce traineau qui ressemble à une longue luge bleue avec son gros sac rouge, transporte toute ma vie durant la douzaine de jours à venir. Elle est lourde. 32kg. C’est le poids maximal que je peux transporter en avion. Pour cela, j’ai dû faire des choix avant de partir et n’emporter que le strict nécessaire. Il me reste encore plusieurs choses à acheter. Je sais que je les trouverai en ville. Ilulissat est une ville d’environ 4 000 habitants. Une grosse ville pour le pays qui en compte en tout 50 000 pour une superficie équivalente à cinq fois celle de la France. Curieusement, la ville compte un nombre incroyable de supermarchés. Au moins six. Et d’ailleurs, juste en face du vieillissant Pissifik, pourtant le plus grand d’entre eux jusqu’alors, je remarque une nouvelle enseigne. Une nouvelle grande surface. Bien plus grande et bien plus moderne forcément. Brugseni. Je m’y rends donc pour acheter des paquets de petits gâteaux (un paquet pour 2 jours), des céréales et des biscottes Wasa pour les petits déjeuners, de l’essence en bouteilles d’un demi-litre pour le réchaud (je prends 3 litres et demi), des bougies pour les soirées dans les cabanes pour éviter d’utiliser ma lampe frontale en permanence, et quelques bricoles.

Je m’inquiète de ces températures dont je n’ai pas l’habitude. L’an passé, durant mon trek entre Kangerlussuaq et Simimiut, sur l’Arctic Circle Trail, les températures tournaient autour de -15°C la journée et en-dessous de -20°C la nuit. J’ai passé la plupart des nuits dans des cabanes. Souvent avec un poêle à pétrole. J’ai passé une nuit glaciale dans une cabane dans laquelle je n’avais pas voulu allumer le poêle le soir pensant manquer de pétrole. J’avais été gêné durant la nuit par l’air froid qui me glaçait le nez et la bouche.

Lorsque je suis arrivé à Ilulissat, mon chauffeur me disait qu’un petit groupe d’allemands était parti dans les massifs. Comme moi. Avec des pulkas. Ils sont rentrés à l’hôtel au bout du deuxième jour seulement. Leur réchaud est tombé en panne. Impossible de le faire fonctionner. Leur aventure s’est terminée là. Est-ce le réchaud lui-même qui leur a fait défaut ou bien l’essence qui a gelé ? L’an dernier, j’ai parfois eu des difficultés pour allumer le mien. L’essence était effectivement très froide. Je rencontre également parfois des soucis avec la petite pompe qui sert à mettre le réservoir sous pression. Elle gèle. Mais jusque-là, je n’ai jamais eu de problème pour faire du feu. Et sans feu, pas d’eau, donc pas de nourriture. Et justement, question nourriture, cette année j’ai fait simple : lyophilisé pour le déjeuner et le dîner. Je me suis fourni chez MX3-nutrition.

Au second jour à Ilulissat, je me rends dès le matin à l’autre bout de la ville. Tout au sud. Après vingt minutes de marche, équipé de ma parka et tous mes équipements grand froid pour affronter les -26°C, je vais voir les icebergs. En arrivant la veille, j’avais remarqué, depuis l’avion, que ces géants semblaient peu nombreux. Cela m’a été confirmé. L’hiver est arrivé rapidement cette année et le glacier a cessé de vêler assez tôt dans la saison. La plupart des icebergs sont partis à la dérive, laissant le fjord et la baie de Disko quasiment libres. Je suis presque déçu. Il y en a bien sûr, mais assez loin de la côte. Toutefois, je n’avais encore jamais vu la banquise à cet endroit. Toute la baie est recouverte de glace. Signe effectivement que l’hiver est « super cold ».

Tout en marchant, et malgré la température extrêmement basse, ma parka me donne chaud. Je marche d’un bon pas et au soleil. Attention à ne pas transpirer. D’autant qu’en arrivant sur la côte, en haut du petit massif qui borde le fjord, il y a généralement du vent. Si je veux rester un moment pour admirer le paysage et faire des photos, j’ai intérêt à ne pas mouiller mes sous-vêtements. En passant à l’ombre du massif, la différence de température est incroyable. Le froid est mordant. Il pique toute peau exposée à l’air libre. Pour me protéger les joues, je remonte la capuche de ma parka qui, grâce à sa fourrure, fait un rempart efficace contre le vent et le froid.

Je fais quelques photos. Mon appareil est glacé. Je suis rapidement obligé d’enfiler mes moufles. Les gants laissent passer le froid. J’ai les doigts gelés. En traversant la ville, je croise certains jeunes en train de téléphoner sans gants alors que moi je gèle en deux minutes. Mon corps n’est vraiment pas habitué à fonctionner par ces températures. Il me faut être prudent.

Au loin, sur la banquise, quelques petits bateaux de pêche semblent amarrés à la glace. Des pêcheurs s’activent autour. Le port d’Ilulissat est pris dans la glace. J’imagine que certains pêcheurs ont réussi à sortir avant l’embâcle et laissent leur bateau ici.

Ilulissat. Les pêcheurs sur la banquise

La brume au pied des icebergs

Pendant que j’observe le paysage et la brume qui se dégage de l’eau vive au pied des icebergs, deux touristes me rejoignent sur ce promontoire, point de vue idéal et équipé de bancs pour se mettre totalement à l’aise et profiter calmement du paysage. Ce sont de français de Lyon venus passer une semaine ici pour découvrir l’arctique. Ils sont ravis. Nous discutons un moment avant qu’ils ne continuent leur balade matinale.

Je suis toutefois un peu inquiet quant à ma capacité à mener à bien mon aventure par ces températures vraiment très basses. Les prévisions météo n’annoncent pas de changement pour les jours à venir.


Mes étapes durant cette aventure.


Les températures sont… polaires

Dès le premier jour, le ton est donné. Il fera -32°C la première nuit sous tente. Pour moi, c’est un record. Durant ce trek, je ne dormirai que deux nuits sous la tente. Lors de la première et de la dernière étape.

Au départ d’Ilulissat, il fait -26°C. J’enfile ma parka pour traverser la ville et rejoindre la piste des chiens de traineau. Je tire la pulka à la main pour le moment. Une fois passé le chenil du quartier Quarry, point de départ de la piste, je me change. La parka Lestra, très chaude, est rangée dans la pulka. Je mets à la place ma veste de marche Fjällräven. Veste coupe-vent, sans apport thermique, mais très technique, et surtout, avec une capuche tempête à fourrure pour protéger les oreilles et les joues. J’adore cette veste. Au départ je mets mes petits gants RAB qui me servent en principe pour travailler et que j’ai achetés cette année pour remplacer mes anciens gants troués à chaque doigt. Ils me servent donc à faire des photos, allumer le réchaud, monter la tente, manger, et marcher quand la température le permet. Mais comme la veille, le froid passe au travers. Je m’arrête pour chercher mes moufles rangées au niveau de la fermeture éclair du sac de la pulka. Le rangement de mon traineau est décisif. Les affaires doivent être organisées pour ne pas avoir à les chercher et surtout pour avoir en accès immédiat les équipements indispensables en cas de coup de froid. La parka Lestra et les moufles sont dessus. Juste en-dessous, se trouvent le réchaud, la bouteille d’essence, et la popote. En quelques minutes, je peux alors monter et allumer le réchaud pour avoir une source de chaleur.

Il y a 25 km entre Ilulissat et le bord du fjord où il y a une cabane de pêcheurs chauffée et dans laquelle les touristes peuvent dormir s’il y a de la place. Mais ces 25 km sont épuisants. Il faut gravir un massif. Deux cents mètres de dénivelé positif dès la sortie de la ville, avec une pente interminable et particulièrement raide. Ensuite, il y a plusieurs cols à passer. Les autres « grimpettes », comme je les appelle, sont parfois difficiles mais assez courtes. Je dois tout de même chausser les raquettes à chaque fois pour les gravir, sans quoi je glisse, et la pulka me tire en arrière. Le reste du temps, comme je marche sur la piste des chiens de traineau, la neige est bien tassée. Mes bottes sont suffisantes. Je suis donc obligé de faire deux étapes entre la ville et le fjord.

La piste dans les massifs entre Ilulissat et le fjord.

Les « grimpettes » sont parfois très raides.

A mi-chemin, il y a une vieille cabane sur un petit promontoire au bord d’un lac gelé. J’avais peu d’espoir d’y dormir cette année. Elle se dégrade d’année en année. Et en arrivant sur place, je la découvre dans un état épouvantable. Tout est cassé, sale, rempli d’ordures. Ecœuré, je ne m’attarde pas. Quelques centaines de mètres plus loin, il y a un lodge de l’agence locale de tourisme « World of Greenland ». Ce lodge a été entièrement refait. Auparavant c’était une simple cabane, avec une pièce principale dans laquelle il y avait des tables et des couchages. Une cuisine à part et même des toilettes. Maintenant, c’est devenu un grand lodge luxueux. Lorsque j’arrive devant, il y a plusieurs motoneiges stationnées et quelques personnes à l’extérieur en train de prendre le soleil. Je suis accueilli par un membre de l’agence qui m’invite à prendre un café à l’intérieur. Ce n’est pas de refus. Sa collègue qui me tend une tasse de café me fait remarquer que j’ai de la glace sur les sourcils. Elle me dit de faire attention à ce que mon bonnet ne se colle pas dedans, sinon c’est l’épilation assurée. Je salue tout le monde. Les touristes qui sont arrivés dans les remorques aménagées et tractées par les motoneiges, semblent étonnés de me voir débarquer à pied avec mon traineau. Je découvre l’intérieur de ce lodge. Une merveille. C’est chauffé, et la pièce principale est magnifique. Tout en bois, comme un chalet de montagne, avec de larges fenêtres qui offrent une vue panoramique sur le lac et les massifs qui le bordent. Orienté plein sud. Le mobilier est très design. Les fauteuils sont recouverts de peaux de renne. Grand standing.

Je vais planter ma tente à proximité de ce lodge. Je suis invité à venir prendre mon dîner au chaud. Ce que je ferai plus tard effectivement. Après avoir monté ma tente, je retourne au lodge pour faire un peu de bricolage au chaud. En cours de route, j’ai cassé une pièce en plastique d’une de mes raquettes. Cette pièce sert à fixer la sangle qui maintient l’avant de mon pied. Dans ma trousse à outils, j’ai des attaches de rechange. C’est une pièce d’usure sur ce modèle de raquettes. C’est la seconde que je casse depuis que je les ai.

Le lodge de World of Greenland dans les massifs.

Mon premier camp à proximité du lodge.

La première nuit sous tente, par -32°C, aura été infernale. La seconde nuit, lors du retour, ne sera pas mieux. En fait, ce n’est pas tant le froid qui m’aura été pénible, mais l’humidité à l’intérieur de la tente. A l’aller, je privilégie l’apport thermique. Comme je le fais parfois, j’enfile un drap de soie, puis un sur-sac étanche que j’enfile à l’intérieur du sac de couchage. Ainsi, l’humidité que mon corps dégage durant la nuit ne quitte pas cette couche étanche pour ne pas passer dans le sac de couchage en duvet. Habituellement ça fonctionne bien. Mais là, il y avait tellement de givre à l’intérieur de la tente à cause de ma respiration, que dès que je bougeais, tout me tombait dessus. Ce givre fondant sur le sac de couchage, il n’aura pas fallu des heures pour que le duvet perde de son efficacité. Durant la nuit, je vais même avoir froid à la plante des pieds. Mes chaussons sont mouillés ! Je devrai les retirer et éviter de toucher le fond du sac de couchage. Je ne pense pas avoir fermé l’œil de la nuit. J’ai eu froid, mais pas au point d’être en hypothermie. A aucun moment je n’ai été pris de tremblement, signal d’alerte du corps. Si ça avait été le cas, je serais allé me réfugier dans le lodge.

Une semaine plus tard, lors de l’étape du retour, en arrivant dans ce secteur, je m’éloigne un peu du lodge pour monter mon camp sur un point de vue fabuleux à proximité de ce lac, mais de l’autre côté du massif. La vue y est superbe sur le fjord Kangia. L’été, ce fjord est envahi d’icebergs. La calotte glaciaire et son front bleuté au loin. Sur la banquise, je distingue même les traces des traineaux. C’est donc là, comme me l’a indiqué Kim, un pêcheur, que les trous de pêche sont faits dans la glace. Si la journée est très belle, la température reste basse. -22°C. Ce soir-là, après avoir éteint le réchaud, j’ai oublié d’enlever la pression de la bouteille d’essence. Erreur que je paie cash. Plus tard, je constate que la pompe est gelée. Bloquée. Heureusement que j’ai fait suffisamment d’eau pour ce soir. Mon réchaud est inutilisable pour le moment. Je démonte la petite pompe que je range dans un sac plastique bien fermé. Je la mettrai dans mon sac de couchage cette nuit, avec les batteries d’appareil photo, le dentifrice, la pommade pour le visage et celle pour les mains, mon iPhone pour pouvoir écouter de la musique et la lampe frontale. Tout ce qui, comme moi, n’aime pas le froid ! Cette fois, je mets le sur-sac à l’extérieur, comme le veut son usage habituel pour protéger le sac de couchage du givre. Je me dis que cette fois-ci, la nuit sera meilleure. Malheureusement, une couche de givre se forme entre le sur-sac et le sac de couchage. C’est à n’y rien comprendre. Qu’est-ce que j’ai loupé cette année alors que les années précédentes je n’étais pas embêté ? Toujours est-il que dès que le jour est levé, je m’empresse de sortir de ce cocon terriblement inconfortable pour m’habiller chaudement. Ma première pensée va pour la pompe. Je suis rassuré lorsque je la teste et que je vois le mécanisme fonctionner. Je peux la remonter sur la bouteille et allumer le réchaud. Je m’active pour déjeuner, plier mon camp et reprendre la route. Tout cela demande tout de même deux heures. Deux longues heures à bricoler avec des gants qui au bout d’un moment laissent passer le froid. Je vais d’ailleurs faire fondre plusieurs bouts de doigts en les approchant trop près de la flamme du réchaud pour me réchauffer. Mes gants RAB tous neufs. Fichus. En attendant, je ne suis pas près de passer une nouvelle nuit sous la tente l’hiver. Ces deux nuits ont été infernales.

Mon second et dernier camp.

Vue sur le Kangia et la calotte glaciaire.

Dans cette aventure, j’avais donc prévu passer du temps avec les pêcheurs, profitant au passage de leur cabane chauffée. Ensuite, je devais me rentre près de la calotte glaciaire pendant quelques jours. Il y a là-bas deux vieilles cabanes jumelles dans lesquelles j’avais passé quelques nuits en 2016. Ensuite, j’avais imaginé me rendre de l’autre côté du fjord pour aller observer la calotte depuis un autre point de vue. Malheureusement, cette étape m’aurait obligé à passer au moins deux nuits sous tente. J’y renonce. Je privilégie les lieux chauffés ou les abris en dur.

S’il m’a été impossible d’éviter les deux nuits sous tente au niveau du lodge de World of Greenland, j’ai profité de la cabane des pêcheurs. Trois nuits à l’aller, une au retour. Lorsque j’arrive devant la cabane le jeudi 5 mars en début d’après-midi, il n’y a personne et j’ai très faim. Il faisait trop froid pour que je m’arrête déjeuner en route et je savais que l’étape n’était pas très longue. Une dizaine de kilomètres seulement. Pourtant, mon déjeuner était prêt. Le matin au campement, j’ai fait fondre suffisamment de neige pour avoir près de deux litres d’eau. De l’eau, il m’en faut pour mon petit déjeuner. Du lait en poudre Régilait dans lequel je mélange des biscottes Wasa écrasées. Une bouteille isotherme avec de l’eau froide pour boire durant la journée, une autre bouteille avec du thé pour me réchauffer, un peu d’eau pour la toilette et enfin, un peu d’eau pour réhydrater mon repas de midi. Je me suis équipé d’un récipient isotherme particulièrement efficace dans lequel je verse le contenu du sachet MX3. J’y ajoute l’eau nécessaire, environ 250 ml, et je ferme. Même par ces températures, trois heures plus tard, mon plat est encore chaud.

Me voilà donc arrivé à cette cabane dans laquelle j’avais refusé de dormir la première fois en 2016 parce qu’il y faisait trop chaud. J’avais préféré monter ma tente. Il faisait moins froid que cette année. Les deux inuits présents à l’époque, Balto et Jorgen (à prononcer « Yoroun »), étaient restés incrédules devant ma décision. Ils avaient raconté l’histoire à qui voulait l’entendre. Pour le moment, il n’y a personne ici. Je m’installe à l’arrière de la cabane, face au fjord, au chaud dans ma parka. J’avale mon repas (couscous poulet). Le fjord est superbe. La lumière est belle. C’est la première fois que je vois des icebergs ici. En 2016, un coup de houle avait disloqué la banquise un mois avant mon arrivée et avait libéré toute la glace. Cette année, tout est emprisonné. C’est superbe. Moi qui voulais voir de la glace et des icebergs, il y en a ici.

Arrivée à la cabane des pêcheurs.

La cabane et le fjord.

J’ai à peine terminé de manger qu’un traineau arrive au loin avec deux pêcheurs dessus. La cabane est construite un peu en hauteur par rapport au niveau de la mer. Les chiens tirent le traineau pour le hisser jusque devant la cabane. Les deux hommes me saluent discrètement. Je me rapproche d’eux pour me présenter. Le visage du plus âgé me dit quelque chose. Je lui dis que je pense l’avoir déjà rencontré quatre ans plus tôt. Il me reconnaît également et me parle de l’épisode de la toile de tente. C’est Balto. Je suis invité à dormir dans la cabane cette nuit. J’explique que je souhaite rester plusieurs jours ici. Pas de problème. De toute façon, à partir de demain, les pêcheurs rentrent en ville pour le week-end. D’autant que samedi, il y a la traditionnelle course de chiens de traineau à Ilulissat. Une course qui attire toute la ville. Balto me précise que ce soir, nous ne serons que tous les deux. En revanche, lundi soir, la cabane sera complète. Les 10 couchages seront occupés par les pêcheurs. Il faut donc que je fasse mon planning pour les jours à venir en fonction de cette donnée pour éviter de me retrouver dans la tente. Le règlement de la cabane, affiché à l’intérieur en trois langues (kalaallisut, danois, anglais) est très clair : priorité aux pêcheurs ; autorisée aux visiteurs ; interdite aux agences de tourisme.

Ces températures polaires auront amputé une partie de mon projet. Toutefois, les journées sont agréables. La balade aura duré neufs jours. Soit deux jours de moins que prévu. Je rentrerai à Ilulissat le jeudi au lieu du samedi. Mais durant ces neufs jours, la météo a été parfaite. Soleil et absence de vent. Seule la journée du samedi 7 mars aura été en demi-teinte. Une matinée avec un ciel bas mais quelques éclaircies et un après-midi neigeux. Ce jour-là, je ne sortirai de la cabane des pêcheurs que pour aller faire quelques photos des chiens et du matériel partiellement recouverts de neige. Malgré tout, la lumière et bonne et le paysage reste une merveille. Je décide de rester dans la cabane au bord du fjord jusqu’à dimanche matin. Je dormirai dans les cabanes jumelles de la calotte glaciaire dimanche et lundi. J’entamerai mon retour en ville à compter de mardi.

Le dimanche matin, je charge la pulka pour une étape sur la banquise. Pas de problème lié au froid lors de l’étape. Il fait -21°C ce matin. Je vais même devoir retirer mes moufles, trop chaudes, pour marcher avec mes gants. La neige est profonde et je m’enfonce. La pulka tire également. Le tendeur du cordage de trait est en permanence sous tension. La pulka n’a aucune inertie. Quand je m’arrête, elle s’arrête net. Avant de partir, j’avais pris la précaution de démonter le frein pour éviter qu’il ne touche la neige. Neige qui arrive même à passer par-dessus le bac bleu. Mes pas sont lourds. L’effort est important mais régulier. Sans à-coups. La banquise est recouverte d’environ cinquante centimètres de neige poudreuse. C’est un exercice d’endurance. L’étape fait une quinzaine de kilomètres. Comme en 2016, un pêcheur me dit que je dois d’abord mettre le cap sur la pointe rocheuse Nunnugutaq, sur la rive opposée, puis retraverser en direction des cabanes. Vu d’ici, ça semble faire faire un détour, mais en regardant la carte, le fjord est courbé et cela permet de s’assurer de faire une ligne à peu près droite. La neige est immaculée. Je fais ma trace. J’ai toujours adoré ces étapes où j’ai l’impression d’être le premier à m’aventurer dans les parages. Cela dit, je ne suis pas vraiment le premier. De nombreuses traces de renards sillonnent la banquise allant d’un iceberg à un autre. Il y en a partout. Elles semblent d’ailleurs assez fraiches. Les rebords n’ont pas été érodés par le léger vent. Malheureusement, je ne verrai jamais la queue d’un renard ni d’un lièvre durant mon séjour. Je pense qu’ils m’ont repéré bien assez tôt pour se cacher. Le premier tiers de cette étape est vraiment agréable. Malgré l’effort, j’avance entre les icebergs. Dans ce secteur, ce sont surtout de petits icebergs. 5 mètres de hauteur pour les plus hauts. Je passe assez large. Il y en a tout de même un gros devant moi. J’hésite un instant pour savoir de quel côté le contourner. Celui-là est de bonne taille. Une partie s’est d’ailleurs effondrée sur la banquise. Le reste de l’étape est assez monotone. Seule la vue du front du glacier dont je me rapproche m’égaie. La couleur bleue de cette glace est incroyable. Je suis encore loin, et déjà ce front s’impose. Immense. Majestueux. Les cabanes deviennent de plus en plus visibles. J’approche du but.  

Peu avant d’arriver au bord du fjord, je meurs de chaud. J’ai retiré mon bonnet un moment, mais le froid m’attaque les oreilles. J’avais déjà ouvert la veste, mais je continue de transpirer. Je sens que ma polaire est humide. Je suis obligé de m’arrêter pour la retirer. L’opération est délicate par ce froid. Je me retrouve en maillot de corps humide par -17°C. Je remets ma veste de marche en vitesse et referme les aérations pour éviter les coups de froid. Je fixe la polaire sur la pulka, à l’extérieur afin que l’humidité gèle. Je n’aurai plus qu’à la brosser pour faire tomber l’eau transformée en givre. En quelques secondes, elle se recouvre effectivement d’une pellicule blanche. 

Il y a longtemps que personne n’est venu par ici. Il y a une trace de motoneige mais elle file vers le col. Probablement un chasseur qui avait repéré un animal. Un monticule de neige bloque les portes de ces deux cabanes. Je les dégages à l’aide de ma pelle. A l’intérieur, d’innombrables grosses mouches mortes jonchent le sol. La cabane qui a une fenêtre donnant sur le fjord est la moins sale. Un coup de balais et c’est parfait. En plus de la vue sur le fjord, le soleil y entre, apportant de la lumière et un semblant de chaleur. Il y a un poêle qui semble presque neuf. J’ignore comment il fonctionne. Le réservoir est vide. Dans la seconde cabane, deux vieux poêles à pétrole sont posés dans un coin. Je les inspecte. L’un d’eux a une réserve de pétrole à moitié pleine. Dans un placard, il y a deux autres réservoirs pleins. Je transfère ce poêle et une recharge dans « ma » cabane. Je craque une allumette et le poêle se met à ronronner. Fantastique. Je vais avoir du chauffage ! Après l’effort du jour, et en attendant que la température de la cabane monte un peu, je profite du soleil et de la vue en prenant un café (soluble) assis sur les marches devant la porte. Je suis bien. Juste un regret : le recul de la calotte glaciaire fait qu’elle n’est désormais plus visible d’ici. Les cabanes se trouvent dans un renfoncement du massif. Le front du glacier a reculé bien en retrait de la pointe rocheuse. Il a même beaucoup reculé. Plusieurs kilomètres. Il ne reste que la banquise devant moi. Durant mon séjour dans cette cabane, je vais profiter du chauffage. Avec modération toutefois. Ce pétrole que je consomme ne m’appartient pas. D’ailleurs, à qui est-il ? En partant le mardi matin, j’aurai consommé la seconde moitié du réservoir déjà entamé, sans toucher aux autres. Je me suis chauffé le soir et le matin. Pour lire, écrire et manger. J’en profite pour faire sécher mes vêtements humides. La nuit, je coupe tout. Je dors uniquement en sous-vêtements. Mon sac de couchage, quand il n’est pas humide, est très efficace. Et il ne fait pas froid dans cette cabane. Autour de 0°C.

L’intérieur de la cabane.

J’ai trouvé un poêle et une réserve de pétrole.

La glace, l’eau, la vie

Observer les icebergs et la calotte glaciaire faisait partie de mes objectifs de ce voyage. Si les icebergs sont peu nombreux dans la baie d’Ilulissat, il y en a beaucoup sur le fjord. Bien que plus petits, ils n’en demeurent pas moins impressionnants. D’autant que je peux les approcher grâce à l’épaisse banquise. Lorsque je suis arrivé à la cabane au bord du fjord, j’ai tout de suite été attiré par trois géants figés à quelques centaines de mètres de la rive. J’ai demandé à Balto si je pouvais aller m’y promener sans risque. Oui, m’a-t-il dit, à condition de rester à une distance de sécurité. On ne sait jamais. Ces énormes blocs de glace qui semblent totalement inertes, et bien que pris par la banquise, sont toujours en flottaison.

Vendredi 6 mars. Je me décide de sortir prendre l’air à partir vers 11h. Tous les pêcheurs sont déjà partis travailler depuis longtemps. J’ai trainé un peu. Lecture et rêverie devant la fenêtre qui donne sur le fjord. Impossible de se détacher de cette vue. Il fait -19°C dehors. Les températures sont enfin passées au-dessus du seuil psychologique des -20°C. Je prépare mon sac à dos pour aller explorer les icebergs. Appareil photo, objectifs, trépied, moufles, petits gâteaux, thé. Je fais malgré tout un faux départ. J’étais parti avec ma parka. Je n’étais pas arrivé au bord de la banquise que je commençais déjà avoir chaud. Je remonte à la cabane pour me changer. Je laisse la parka et enfile la veste de marche. Au passage, j’attrape mes raquettes. La neige est profonde sur le fjord.

Je ne suis pas le premier à m’aventurer par ici. Il y a plusieurs traces de raquettes qui mènent aux icebergs. Ce ne peut être que des touristes comme moi. Les inuits ne s’en servent pas. J’en aurai la confirmation quelques jours plus tard. Une motoneige arrivera près de la cabane, avec sa petite remorque qui embarque deux touristes. Le couple et leur guide chaussent leurs raquettes et descendent sur le fjord.

Je suis vraiment très impressionné par ces icebergs que je peux voir de près. Je vois les détails de la glace. On dirait des œuvres d’art parfois. Ici une cavité avec d’innombrables stalactites. Là, une paroi d’un bleu superbe. Tout est beau. Ces géants vivent. Ou plutôt, ils meurent petit à petit. Des pans entiers sont effondrés sur la banquise. D’ailleurs, j’approche d’une zone qui a dû tomber récemment parce des éclats de glace ont été projetés très loin, faisant de petits trous dans la neige poudreuse. Le vent n’a pas encore eu le temps d’éroder ni de boucher ces trous. Je m’éloigne encore un peu par sécurité. Les débris sont éparpillés très loin du pied de l’iceberg. Le soleil fait fondre une pellicule de glace sur les parois exposées. Elles brillent et semblent ruisseler. Sur un autre iceberg, bien plus gros celui-là, l’équilibre de certains blocs paraît précaire. J’imagine qu’il suffirait d’un peu de houle sous la banquise ou d’un coup de vent pour que tout bascule. Chacun de ces blocs doit peser des dizaines de tonnes. C’est fantastique. C’est beau. C’est fragile. Dans quelques semaines, dès la débâcle, tout ceci n’existera plus. Je fais de nombreuses photos. J’aurai un gros travail de sélection à faire en rentrant. Mais je ne reviendrai pas tout de suite pour les refaire. J’en profite un maximum.

Balade autour des icebergs. Je ne suis pas le premier. Il y a déjà des traces de raquettes.

Les blocs en équilibre précaire s’effondrent sur la banquise.

Des stalactites forment une oeuvre d’art.

Les dessins et porte-bonheurs de mon neveu et mes nièces.

Pendant que je suis au pied de ces géants emblématiques du Groënland, je me suis donné une petite mission : faire des photos avec les dessins et porte-bonheurs de mon neveu et de mes nièces. Louis et Anna m’on fait des dessins. Ema et Olivia des porte-bonheurs représentant une baleine et un phoque. Je suis très fier d’eux.

En rentrant à la cabane, trois heures plus tard, je remarque un « sentier » dans la neige, preuve d’un passage assez fréquenté, qui mène à un petit (tout petit) iceberg. Il se trouve à environ cinquante mètres de la rive. Je souris en voyant ça. Je sais ce que c’est. Et dès le samedi matin, il faudra moi aussi que j’emprunte ce sentier. C’est la « source » ! La cabane n’a pas l’eau courante. Il faut faire fondre de la glace pour avoir de l’eau. Le gros bidon bleu que j’avais utilisé en 2016 avec l’aide de Julien, un français vivant à Ilulissat, est toujours là, dans l’entrée de la cabane. Mais il est presque vide. Le samedi matin donc, alors que je suis seul ici depuis 24 heures, il me faut de l’eau. Je prends le gros bidon bleu et une sorte de lance que je trouve dans le fouillis dehors et je descends. Surprise en arrivant sur la rive. La banquise a bougé dans la nuit. La piste est coupée. La glace ne colle plus à la terre. De l’eau vive sépare la rive et la banquise. Une crête de compression s’est formée de l’autre côté. Il me faut trouver un endroit pour traverser. D’énormes blocs de glace s’entremêlent. J’arrive à passer à un endroit sûr. C’est bon. Je prendrai le même chemin au retour. Mais avec le bidon chargé de glace, ça risque d’être technique. En arrivant devant le petit iceberg qui sert donc de source, j’ai la confirmation que c’est bien là que les pêcheurs viennent chercher de la glace. A mon tour, armé de la lance, j’attaque la glace et remplis le bidon aux deux tiers. Il est bien assez lourd comme ça. Il faut maintenant le remonter à la cabane. C’est ainsi que durant une partie de mon séjour, je boirai de l’eau millénaire. Aussi pure que possible. Le reste du temps, lors de mes étapes sous tente ou dans les cabanes de la calotte glaciaire, je ferai fondre de la neige.

La glace toujours. La calotte glaciaire cette fois. L’origine des icebergs. L’origine de mon eau. C’est le lundi 9 mars que je pars en exploration. Dans ce secteur, il y a plusieurs points de vue où je tiens à me rendre. Je veux tout d’abord monter sur une petite île qui semble être au milieu du fjord. Mais en fait, elle est relativement proche de la rive droite. L’autre rive dont on dirait qu’elle est à 300 mètres de là, est en réalité à 4 kilomètres. En 2016, je m’étais fait tromper par les distances. Comme la banquise en totalement plate et que rien n’arrête la vue, les distances s’en trouvent totalement faussées. J’ai le souvenir d’une excursion en été 2017 près du glacier Eqi que j’avais faite en bateau avec World of Greenland. Notre guide avait ouvert un petit jeu qui consistait à déterminer la hauteur du front du glacier qui était sous nos yeux. Certains avaient annoncé 60 mètres, d’autres s’amusaient en estimant 100 mètres. Nous en étions bien loin. La réponse était 250 mètres. Et là aussi, nous avions l’impression d’être proche du front alors que 1 000 mètres nous en séparaient. La petite île est difficile d’accès. La banquise est fragile au bord. Je réussis tout de même à trouver un endroit pour passer sans glisser sur les blocs de glace. Je sors mon téléphone satellite pour marquer cette île d’un « waypoint ». A mon retour, je pourrai regarder sur le site Garmin, auquel est relié mon téléphone, où se trouve précisément cette île, et voir où est désormais le front du glacier. En effet, cette île n’apparaît pas sur ma carte en papier qui a été actualisée en 2009 seulement. A l’époque, je n’aurais pas pu me trouver ici. Cette île était recouverte par la calotte glaciaire. A mon retour, je ferai des recherches qui montreront que cette île se trouve à deux kilomètres.

Je reprends ma marche lente pour approcher du front autant que je peux, et dans les limites de sécurité. Je contourne une zone de pack par la gauche. Cette zone faite de glace concassée, poussée par le glacier en mouvement. La météo est très bonne. Pas un souffle d’air. Pas un bruit. Comme toujours lors de mes treks à cette saison, j’écoute le silence. Profond. Apaisant. Mais soudain, un craquement. Lointain. Sourd. Puis un bruit d’effondrement qui dure plusieurs secondes. Pourtant, rien ne semble bouger. Le glacier avance. Imperceptiblement. Il bouge. Il vit. Il gémit. Le silence apaisant laisse place à ces bruits angoissants. Bien que très loin du front, je suis pris d’un frisson. Je quitte la banquise pour prendre de la hauteur sur le massif. Je monte pour avoir une vue d’en haut. Je vais monter à plus de 230 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’altitude m’est donnée par mon téléphone satellite lorsque j’y enregistre un nouveau waypoint. Une longue ascension, plutôt raide par endroit et dans une neige profonde. En arrivant sur un plateau, le vent commence à souffler. Je continue pour prendre un peu plus de hauteur, mais le vent glacial me fouette le visage et passe à travers mes gants. J’enfile mes moufles durant un moment pour me réchauffer les doigts. Comme d’habitude, mon pouce gauche me fait souffrir. Il est un peu plus de midi. J’ai faim. Dans mon sac à dos, j’ai emporté mon déjeuner chaud dans la boîte isotherme. Mais il fait trop froid ici pour m’arrêter. Impossible de retirer mes moufles pour manger. Je redescends un peu là où j’étais à l’abri du vent. Je peux ainsi déjeuner tranquillement, face à un paysage unique. La calotte glaciaire du Groënland qui s’étend à perte de vue. En contrebas, le front du glacier, avec ses arêtes bleues contrastant avec le blanc de la neige et du marron de la roche des massifs qui l’enclavent. C’est une vue incroyable. Je suis de retour à la cabane à 16 heures. Le vent se lèvera un peu plus tard. Le vent est violent. Je le vois passer devant ma fenêtre. Il balaie la neige depuis les hauteurs du massif. La neige forme comme une brume à la surface de la banquise que le soleil couchant éclaire d’une lumière jaune-orangée. Ce vent soufflera toute la nuit. Bien heureux dans ma cabane en dur.

Mardi 10 mars. Je quitte les cabanes jumelles pour prendre la route du retour. Un retour vers Ilulissat qui me prendra trois jours. Et encore une nuit sous tente donc. Pour cette étape qui me fait quitter les cabanes jumelles de la calotte glaciaire pour rejoindre celle des pêcheurs, je marche durant une petite quinzaine de kilomètres sur la banquise. Il ne fait que -15°C. C’est la journée la plus « chaude » de mon séjour. Mais il y a du vent. Heureusement pour moi, c’est un vent arrière. Je marche toute la journée avec mes moufles et la capuche relevée pour me protéger la nuque, les oreilles et les joues. Je sais combien ce vent est redoutable. Tout droit venu de la calotte glaciaire, il est chargé de particules de glace. J’avais espéré que pour cette étape retour, je pourrais utiliser la trace que j’avais faite à l’aller. Malheureusement, le vent a partiellement recouvert mes pas. Une nouvelle épaisseur de neige s’est ajoutée par-dessus. Le retour est finalement aussi difficile que l’aller. Il me faut tirer la pulka avec force. Et plus j’avance, plus il y a de neige. Mes pas sont lourds. Pénibles. Il faut lever les genoux pour sortir les raquettes de la neige. J’arrive à destination à 13h. Personne. Peu de chiens. Tout le monde est à la pêche.


Dans le monde des pêcheurs inuits

J’ai toujours été enchanté de passer du temps avec les inuits. C’est la cinquième fois que je viens au Groënland. Toutes les rencontres que j’ai pu vivre par le passé ont été riches d’enseignement. La vie ici est tellement différente de ce qu’on peut connaître chez nous. Les gens sont gentils et accueillants. Lorsque je marche, tous les pêcheurs que je croise me saluent. Je les respecte et je respecte leur territoire. Je marche sur leurs pistes. Je sais qu’ici les chiens ne sont pas les plus futés du monde. Ils n’hésitent pas à me foncer dessus. Je marche donc bien au bord de la piste, même si ce n’est pas la partie la plus glissante pour la pulka. Je me retourne régulièrement pour voir si un équipage arrive derrière moi. Je n’hésite pas à m’arrêter et sortir de la piste lorsque celle-ci est étroite dans les massifs, ou que les coups de fouet du musher ne suffisent pas à remettre les chiens sur la bonne voie. Au Groënland, les traineaux portent très large. Les chiens sont attelés en éventail, alors qu’en Laponie par exemple, ils sont en ligne, deux par deux.

Lorsque j’arrive le jeudi 5 mars à la cabane près du fjord, je retrouve la pagaille habituelle. Rien n’est rangé. Un désordre général. C’est sale. Devant la porte d’entrée, il y a un tas de peaux de phoques partiellement recouvertes de neige. À côté, d’autres phoques dépecés. Une patte ici. Les viscères là. Sous les fenêtres et sur le côté de la cabane, la couleur du sol me rappelle qu’il n’y a pas d’évacuation d’eau ni de toilettes. Les bassines d’eaux usées sont vidées par les fenêtres.

Balto et son collègue arrivent. Après s’être occupés des chiens et avoir remonté leur lourd traineau en bois, leur journée est terminée. Pour eux aussi, c’est l’heure du déjeuner. Nous discutons un moment avec Balto. Son collègue, d’une trentaine d’années rentre à Ilulissat pour la nuit. Quelqu’un est venu le chercher en motoneige. Balto et moi passerons la soirée ensemble. C’est quelqu’un de très agréable. Et surtout, il parle anglais. Durant l’après-midi, depuis la fenêtre qui donne sur le fjord, nous regardons les pêcheurs rentrer les uns après les autres. Il y a deux autres petites cabanes un peu plus bas. Beaucoup de pêcheurs rentrent dormir à Ilulissat en motoneige. Au petit matin, ils laissent leur machine pour partir travailler en traineau.

La cabane des pêcheurs au bord du fjord.

Des peaux et restes de phoques dépecés.

Durant la soirée, Balto me parle de lui et de son métier. C’est un homme plutôt mince, mais puissant. Il a un fils et il est grand-père de deux petites filles. Comme beaucoup d’inuits, il a quelques dents en moins et le visage marqué par le froid et la vie à l’extérieur. A soixante ans, il commence à penser à la retraite. Au Groënland, il peut s’arrêter de travailler à soixante-trois ans. Il possède soixante chiens dont dix chiots. Chaque jour, il part donc sur le fjord Kangia relever plusieurs de ses 150 trous de pêche. Chaque pêcheur ramène quotidiennement environ cinq cents kilos de poisson. Du flétan. Il y a deux sociétés de pêche à Ilulissat. Halibut Greenland Aps pour qui Balto et, semble-t-il, tous les pêcheurs du fjord travaillent. Et Royal Greenland qui est à priori une compagnie avec de gros bateaux qui partent en haute mer. Ici, sur le fjord, les pêcheurs rapportent le flétan (qu’ils appellent halibut) sur les traineaux. Les poissons sont ensuite stockés dans de grosses caisses en plastique posées sur un chariot. Lorsque les six caisses du chariot sont pleines, une chenillette (sorte de camion à chenilles) fait la navette entre le fjord et la ville pour rapporter le poisson dans les usines de conditionnement d’Ilulissat.

Au petit matin du vendredi 6 mars, plusieurs pêcheurs passent à la cabane pour prendre un café avant d’atteler les chiens et partir travailler. Jorgen est arrivé lui aussi, le visage rougi par le froid. A l’extérieur, chacun s’affaire auprès des chiens qui s’emmêlent dans les cordages. Les chiens sont assez agités. La tâche n’est pas facile pour les atteler. De leur côté, Balto et Jorgen tentent de réparer une fuite de pétrole sur le poêle. Le système D est le meilleur moyen : Jorgen coupe un doigt d’un gant en caoutchouc, puis l’enroule autour du petit tuyau défectueux. Un bout de ficelle pour attacher la pièce et le tour est joué. A son tour, Balto prépare ses chiens. Il sera le dernier à partir. Il retire un de ces jeunes chiens de l’attelage pour le placer sur le traineau. Il m’explique qu’il a déjà fait trois trajets cette semaine. Il est épuisé. Alors c’est une journée de repos pour lui. Ce chien a un air bien triste.

Balto en train de démêler les cordes de ses chiens.

Jorgen préparant ses chiens.

Ce jeune chien est fatigué après 3 longs trajets. Aujourd’hui il se reposera sur le traineau. 

Balto juste avant de partir travailler.

Il fait -24°C ce matin. Au loin, une ligne nuageuse épaisse semble annoncer la neige. En tout cas, c’est l’impression que Balto en a. 8h30. Tout le monde est parti. Ils seront de retour en début d’après-midi, à moins qu’ils ne rentrent tous directement à Ilulissat avec les chiens. Cela dit, il y a quelques motoneiges devant la cabane. Je ne sais pas si quelqu’un reste dormir ici ce soir. Je suis donc seul ici, avec quelques chiens qui hurlent. A l’intérieur, le chauffage est allumé en permanence. Il fait d’ailleurs vraiment très chaud. Je laisse même une fenêtre entrouverte. Je lis, j’écris, je contemple le paysage. Je prends le temps. Pas envie de bouger.

La cabane. Si l’extérieur est un désordre sans nom, l’intérieur me semble pire. Nous sommes bien loin du luxe du lodge de World of Greenland. Une petite table au bord de la fenêtre qui donne sur le fjord. De là, on voit aller et venir les traineaux sur la banquise. Une paire de jumelles permet de voir qui arrive ou qui part. Une gazinière qui n’était pas là en 2016 et le vieux poêle à pétrole dans un coin. A l’entrée, des cartons à plat sur le sol permettent d’éponger l’eau des bottes qui sèchent lorsque quelqu’un entre. Un plan de travail avec une bassine pour les eaux usées, et tout un tas de choses qui encombrent tout l’espace : lingettes nettoyantes, bougies, gants, casserole, fait-tout, condiments, huile, vinaigre, filtres à café, oignons, réchaud à gaz… Côté nuit, des matelas sont collés les uns aux autres, sur deux niveaux. Dix matelas au total. Sur ces matelas sont jetés des pulls, chaussettes orphelines, sacs de couchage et même le pantalon en peau d’ours de Kim. Accrochés aux murs, de nombreuses vestes et combinaisons de travail. Le plafond n’est pas épargné non plus. Des cordes sont tirées en travers de la pièce pour faire sécher tout ce qui doit l’être. Deux petites ampoules à led reliées par deux fils à une batterie de motoneige permettent d’apporter de la lumière le soir.

Le désordre de la cabane.

La fuite de pétrole réparée avec un bout de gant en caoutchouc et une ficelle.

Dans l’après-midi, à mon retour de ma balade autour des icebergs, deux jeunes arrivent d’Ilulissat en motoneige. Le passager a les joues gelées. Ils sont partis en balade pour l’après-midi. Le jeune conducteur a les yeux aussi bleus que la glace des icebergs (peu commun chez les inuits). Il parle anglais. Il a étudié deux ans au Danemark. Il me demande si on peut faire un selfie pour qu’il le publie sur Whatsapp. Allons-y. Il est pêcheur sur un gros bateau (Royal Greenland). Quand il part en mer, c’est pour deux ou trois mois. A son retour, il passe autant de temps à terre. Son ami frigorifié est sans emploi. Lorsque je dis que je viens du sud de la France, il me nomme « Marseille ». Il connaît la ville de nom au travers de l’équipe de foot. Il a voyagé un peu, Danemark, Majorque, mais pas encore en France. Il envisage de visiter la Turquie un de ces jours.

Vers 17h, les derniers pêcheurs rentrent. Ils attachent et nourrissent les chiens puis repartent en motoneige. Ce soir je serai seul dans la cabane. Mais je ne suis pas totalement seul dans le secteur. J’apercevrai de la lumière dans l’autre petite cabane qui se trouve en contrebas, à environ trois cents mètres de là. Je vais me réveiller à 1h30 du matin. Je crève de chaud. Je regarde le thermomètre « intérieur / extérieur » qui est accroché près de la fenêtre : -26°C dehors. +29°C à l’intérieur ! J’ouvre tout. Les fenêtres et la porte. Je crée un gros courant d’air. L’air glacé crée un brouillard en s’engouffrant dans cette étuve. Lorsque le thermomètre affiche +19°C, je referme et me recouche. J’ai été réveillé plusieurs fois par les chiens de Jorgen qui hurlaient comme le font les loups. Ont-ils été nourris récemment ? Je ne l’ai pas vu repasser par la cabane hier soir.

Les chiens. Je ne peux pas passer à côté d’un chapitre sur le sujet. Comme chaque fois que je viens au Groënland, j’assiste à des scènes particulièrement difficiles dont les chiens sont les victimes. Ces bêtes sont là pour travailler. Rien d’autre. L’été, ils ne servent à rien. Ils sont attachés en permanence à une chaîne. Il leur faut attendre l’arrivée de l’hiver pour qu’ils puissent se dégourdir les pâtes et courir. Courir pour tirer un traineau uniquement. Lorsqu’ils sont trop vieux ou fainéants, ça arrive, ils sont abandonnés. J’ai d’ailleurs rencontré un de ces chiens abandonnés dans les massifs en cours de route dans les premiers jours. Quelle chance de survie a-t-il dans ce milieu sans nourriture ? Sait-il chasser ? Cette année encore, j’ai assisté à plusieurs « corrections » affligées par des propriétaires à des chiens agités. A coup de pelle. Frappés à la tête jusqu’à ce que le chien ne se débatte plus. Celui-là aura eu droit à deux salves. Il semblait avoir la tête dure et un sacré caractère. Plus tard, ce sont deux chiens, attachés l’un à l’autre par le collier, qui seront fouettés. L’un d’eux saignera du museau mettant du sang partout, sur lui et sur son congénère siamois. Des images, qui pour quelqu’un qui n’a pas cette culture, sont terriblement choquantes. Mais je me garderai bien de toute remarque. C’est leur culture. Et ce n’est pas nouveau. Paul-Emile Victor en parle dans ses livres, dans les années 30. A Ilulissat, il y a des petits panneaux aux abords des chenils pour avertir les touristes que les chiens ne doivent pas être caressés. Ce ne sont pas des animaux de compagnie. Mon analyse, qui n’engage que moi, est que certains chiens sont agités parce qu’ils sont affamés. Ils passent leur temps, jour et nuit, à gratter le sol espérant trouver un petit quelque chose à se mettre sous la dent. Parfois, c’est un morceau d’excrément qui est croqué. Lorsque les pêcheurs rentrent, les chiens deviennent fous. Ils savent que lorsque les traineaux sont vidés de leur chargement, il reste un poisson pour chacun d’eux. Un poisson congelé qu’ils avalent en quelques minutes. Le dimanche matin, un pêcheur est venu en motoneige pour distribuer un bol de croquettes à ses chiens. Les pauvres ont englouti la bolée en deux bouchées. Ils devenaient hystériques cherchant le reste. Chacun allant voir si son voisin n’avait pas laissé une croquette dans la neige. S’en suivent des hurlements interminables. A l’inverse, d’autres meutes sont calmes. Ces chiens-là sont correctement nourris. Ils sont moins maigres, leur fourrure est plus belle et jamais ils n’aboient. Un jour, un homme m’avait expliqué que lui n’avait pas de chiens. Juste une motoneige. « Ça coûte moins cher. Les chiens doivent être nourris même l’été ». Mais il n’était pas pêcheur. Je n’ai jamais vu de pêcheur partir sur la banquise avec une motoneige et une remorque. Peut-être parce que les chiens ne tombent pas en panne et qu’ils sentent la glace et peuvent éviter les zones fragiles.

Les chiens de Jorgen qui n’ont pas cessé de hurler jour et nuit.

Retour de pêche. Certains chiens sont plus calmes que d’autres.

Samedi 7 mars. La météo n’est pas très bonne. Il neige un peu. Après être allé chercher de la glace à la « source », je me réfugie au chaud. Deux hommes arrivent à pied depuis le fjord. Un père et son fils. Ils viennent pour soigner les pattes de leurs chiens à l’aide d’une pommade. Le père ira pêcher demain. Un troisième homme arrive. Lorsqu’il retire sa cagoule, je le reconnais tout de suite. J’ai une photo de lui encadrée chez moi, s’occupant de ses chiens et vêtu d’un pantalon en peau d’ours. C’est lui qui m’avait fait goûter de la viande de phoque quatre ans auparavant. Kim. C’est son nom. Il est surpris et flatté que je le reconnaisse. Lui aussi est venu rapidement pour nourrir ses chiens. Il n’a pas le temps de discuter. Il doit rentrer à Ilulissat pour assister à la course de chiens de traineau. Il me dit qu’il prévoit de faire la course l’an prochain. Cette année, il n’a pas le temps ni l’argent pour préparer des chiens. Son fils ainé fait des études et « ça coûte cher » me dit-il. « Je dois pêcher pour gagner de l’argent. La course, on verra l’an prochain ».

Ce premier séjour avec les pêcheurs aura été assez calme. Mais grâce à Balto notamment, j’aurai appris beaucoup de choses sur le mode de vie des pêcheurs. A mon retour de la calotte glaciaire le mardi 10 mars, je m’arrête une dernière fois ici. Je me renseigne pour savoir s’il y a de la place. Nous serons sept. Donc c’est bon. Lorsque j’arrive vers 13 heures, je m’installe pour déjeuner au chaud. A l’aide des jumelles, je regarde qui arrive en contrebas. Je vois Jorgen qui décharge son traineau dans les caisses sur l’énorme chariot. La pêche semble avoir été bonne.

Une motoneige arrive. Un homme frappe à la porte et entre. Je comprends que c’est un employé de la société de pêche Halibut Greenland. Il vient déposer un flacon de gel hydro-alcoolique et une notice écrite en Kalaallisut. Je déchiffre le mot « Coronavirus ». Il me dit de donner ça aux pêcheurs. Puis il s’en va en me saluant. Pêcheurs qui s’amuseront du produit qui leur est mis à disposition, mais qui remplacera les lingettes pour se laver les mains. Plusieurs pêcheurs arrivent, dont Kim et Jorgen. Je passe un peu de temps avec Kim qui parle bien anglais. Il me montre sur ma carte où se trouve la zone de pêche que j’aurais beaucoup aimé aller voir. C’est loin. Il y a bien vingt kilomètres. Il m’explique que les poissons sont bien plus nombreux et plus gros dans le fjord Kangia que dans le fjord Sikuiuitsoq devant lequel se trouve la cabane. Il leur faut environ trente minutes pour arriver sur zone. Sur son téléphone, il me montre des photos. Un trou dans la glace et un énorme moulinet sur lequel un fil de 800 mètres s’enroule et descend dans les profondeurs des eaux glacées. Là où le flétan se loge. Il lui faut une heure pour remonter complètement la ligne.

Vers 17h30, tout le monde sort prendre l’air (frais). Jorgen et un autre apporte de la neige fraiche aux chiens. Cette couche de neige sera certainement plus confortable que la neige tassée, transformée en glace et couverte d’excréments sur laquelle ils dorment. De plus, ils n’ont plus rien à boire. C’est peut-être aussi pour ça que ces chiens hurlent jour et nuit. Kim, cigarette aux lèvres et café à la main, conseille Balto en train de redresser un patin de son traineau.


De la neige fraiche pour les chiens de Jorgen.


Réparation du traineau de Balto.


Balto redresse un patin de son traineau sous l’oeil avisé de Kim.

Lorsque je suis arrivé tout à l’heure, j’ai vu un plat de viande très sombre qui baignait dans son sang, sur le plan de travail. Un des pêcheurs me dira que c’est du morse. La viande est aussi sombre que celle du phoque. Il en fera une soupe avec des oignons et des pommes de terre. Lorsque tout le monde se met à table, ils me proposent de gouter. Autant je fais confiance à mon système immunitaire pour lutter contre le coronavirus, autant j’ai beaucoup plus de doutes pour mon système digestif que je sais fragile. Quand je vois que cette viande est restée toute la journée dans cette cabane surchauffée et comment la soupe est préparée, car il faut bien se l’avouer, les règles d’hygiène sont assez… inexistantes, je préfère ne pas prendre le risque d’être malade. Je me contente de mon plat lyophilisé. Le lendemain, en partant, le reste de soupe est toujours dans le fait-tout, posé par terre entre le poêle à pétrole, un bidon d’essence et les bottes sales.  

Durant la soirée, Balto et un collègue préparent les hameçons. De gros hameçons qu’ils attachent à un fil de nylon transparent d’environ un mètre de long. Ces fils sont ensuite fixés à un gros fil noir, tous les un mètre cinquante. Je n’ai pas compté combien d’hameçons composaient une ligne. Peut-être cinquante. Ça doit faire du poids à remonter.

Le mercredi matin, après une nuit compliquée dans cette cabane surpeuplée pour sa taille, j’attends que tout le monde ait pris son petit déjeuner pour me lever. Kim partira juste avant moi. Lui s’habille avec son pantalon en peau d’ours et enfile des kamiks – bottes traditionnelles en peau de phoque – à la place de ses grosses bottes Sorel. Il me dit qu’aujourd’hui, il ne va pas pêcher. Il part à la chasse au phoque. Cette discipline se pratique toujours comme autrefois. Comme Paul-Emile Victor le décrivait dans ses livres. La veille, j’avais d’ailleurs interrogé Balto sur l’utilité d’un petit objet en bois que j’ai vu dans un coin. Le chasseur doit avancer en rampant sur la banquise, caché derrière un écran de tissus blanc. Ce tissus est fixé à ce petit objet en bois à l’aide de deux bâtons qui servent de mâts. Un support pour le canon du fusil est prévu. J’avais lu que le phoque relève la tête à intervalle régulier pour surveiller les alentours. Lorsque l’animal relâche son attention, le chasseur peut progresser. Puis il s’arrête juste avant que le phoque se redresse. Le chasseur doit alors avancer en silence et masqué derrière son écran de tissus jusqu’à portée de tir. Voilà pourquoi Kim porte un pantalon en peau d’ours et des kamiks. C’est plus chaud pour ramper sur la glace et plus discret que les combinaisons en textile. Sur son téléphone, Kim me montre le butin d’une chasse passée : 18 phoques dans la journée. La région n’en manque pas. Même si le nombre paraît important, l’espèce n’est absolument pas menacée. Les inuits continuent à ne prélever que ce dont ils ont besoin.

Le petit support en bois pour la chasse au phoque sur la banquise. La technique n’a pas changé.

Illustration Paul-Emile Victor- 1936
(Source :
Banquise et Boréal-ed Grasset)

La fin de l’aventure

Au cours de l’avant-dernière étape, le mercredi 11 mars, je vais croiser plusieurs groupes de touristes. Tout d’abord, une petite équipe partie faire un tour de motoneige avec une agence de tourisme locale, Albatros. Ils s’arrêtent justement à l’endroit où nous nous croisons. Il y a là un point de vue sur le fjord Kangia. Alors que les touristes montent sur les rochers pour aller voir le paysage, leur guide vient à ma rencontre et m’invite à prendre un café avec eux. Il se trouve qu’il y a un couple de français dans le petit groupe. Ils sont de Paris. Nous discutons un moment. Je remercie le guide pour le café mais je dois reprendre la route. Il fait froid et ma veste de marche ne m’autorise pas un arrêt plus long. Depuis ce matin je marche avec mes moufles. Il fait -21°C.

Un peu plus loin, je vois arriver tout un groupe, à ski avec des pulkas. C’est bien la première fois que je vois un groupe aussi important. Il m’est arrivé de croiser un ou deux randonneurs comme moi. Mais jamais autant. Ils sont tous français. Ils viennent de différentes régions de France. Il s’agit d’un voyage organisé par l’agence de tourisme 66° Nord spécialisée dans les destinations polaires. Un guide et huit touristes qui ont les mêmes objectifs que moi. Voir les icebergs et la calotte glaciaire. Ils ne pourront pas dormir dans la cabane et passer du temps avec les pêcheurs, trop nombreux et contraire au règlement de la cabane. Le guide m’interroge sur la présence d’icebergs sur le fjord et sur l’état de la banquise.

Lorsque je suis en train de monter mon camp, le second et dernier de l’aventure, je suis rejoint par les clients du lodge de World of Greenland venus admirer la vue que j’ai depuis ma terrasse. La guide vient me saluer. Au loin elle a reconnu ma tente. Elle me renouvelle la proposition de me réfugier chez eux si j’ai un problème. Je discute un peu avec plusieurs de ses clients. Un américain qui fait une photo de mon camp. «Ah si je n’étais pas si vieux, j’adorerais faire ce que vous faites » me dit-il.

La dernière étape vers Ilulissat se passera sans problème. Une étape à travers les massifs, sans croiser grand monde. Nous sommes le jeudi 12 mars. Le ciel est gris. -18°C. Il me reste une dernière difficulté : la descente. Cette longue pente raide qu’il m’a fallu gravir à l’aller. Il me faut maintenant la descendre. Avant cela, je m’arrête en haut du col pour prendre mon déjeuner, abrité du vent par un gros rocher. Devant une vue panoramique sur Ilulissat, la baie de Disko et les icebergs. D’ici, je vois effectivement que la banquise a disparu. Les français croisés la veille m’ont dit qu’un coup de vent a disloqué la glace et que le courant a tout emporté. Le coup de vent que j’ai connu dans la nuit de lundi à mardi lorsque j’étais au front du glacier. Lors de la descente, le frein de la pulka ne se montre finalement pas efficace sur une telle pente. La pulka me dépasse à plusieurs reprises risquant de m’emporter dans son élan. Par sécurité, je décide de faire comme l’an dernier. Je la fais passer devant moi et je freine avec les pieds. C’est un excellent travail de musculation pour les cuisses. J’arriverai en ville en début d’après-midi. Peu de monde dans les rues. Je récupère la clé de l’appartement que j’ai loué pour deux nuits. Dimanche matin, une autre aventure commence : celle du retour vers Marseille. Quatre vols. Deux compagnies aériennes, AirGreenland et Brussels Airlines. Le tout sur fond de Coronavirus que j’avais oublié et dont l’actualité m’a totalement échappée ces deux dernières semaines.

Enfin, comme toujours, j’avais emporté de la musique. La batterie de l’iPhone a miraculeusement tenu le coup durant tout le voyage. A raison d’une heure de musique par jour. Entre autres, Christophe Maé, Soprano, la 7ème et la 9ème symphonie de Beethoven et quelques sonates ont notamment agrémenté mes soirées. Côté lecture, j’avais deux livres dans mes affaires. « L’amour sans le faire » de Serge Joncour et « Une évidence » d’Agnès Martin-Lugand. Deux livres achetés pour le voyage. Deux livres que j’avais déjà lu sans m’en être souvenu en les achetant de nouveau… Je m’en suis beaucoup voulu.

A propos d’Agnès Martin-Lugand, dont je suis un inconditionnel de ses romans, son premier livre s’appelle « Les gens heureux lisent et boivent du café ». Dans l’histoire, il s’agit d’un magasin dans lequel on peut y lire et boire du café. J’avais trouvé le concept très sympathique. Juste à côté de l’appartement que je loue à Ilulissat, il y a une petite boutique. Sur la porte d’entrée, il y a un petit panneau sur lequel est écrit « Books & Coffee ». Ma curiosité est piquée à vif. J’entre. Cette boutique est telle qu’on peut l’imaginer dans le roman. Des livres, une jeune femme accueillante et souriante, et du café. J’ai adoré. Malheureusement, aucun livre en français pour mon voyage retour. Mais je prends le temps de faire le tour, un café à la main. Je suis heureux !

 
Merci à Louis, Anna, Ema et Olivia.