Norvège 2022

Les boeufs musqués du Dovrefjell

Cette année je ressors de mes archives un vieux projet que je traine depuis plusieurs années : partir à la recherche des boeufs musqués. J’avais tenté d’en observer en 2019 au Groënland. En vain. Cette fois-ci, c’est en Norvège, dans le parc national du Dovrefjell, que je vais tenter de trouver les troupeaux et de les observer. 

Quelques mots du l’animal. Pour faire simple : c’est une vache préhistorique avec de longs poils… 

Il s’agit donc d’un bovidé herbivore, tout droit sorti de la préhistoire pouvant peser jusqu’à 340 kg pour le mâle. Son épaisse fourrure est faite de laine et de longs poils qui le protège du froid. De fait, il ne supporte pas la chaleur. On le trouve dans les régions polaires arctiques (Canada, Groënland et désormais en Norvège où il a été réintroduit). Il vit en troupeaux et sa longévité est d’un peu plus de 20 ans. C’est un animal protégé et seuls les inuits ont l’autorisation de le chasser (j’avais d’ailleurs pu manger sa viande cuisinée en ragout à Sisimiut, au Groënland en 2019). A part les inuits, les loups arctiques peuvent s’attaquer aux bouvillons. Pour les défendre, les adultes forment un cercle compact, la tête vers l’extérieur. 

La saison des amours a lieu dans l’été, et les femelles donnent naissance à un seul petit tous les deux ans, au printemps suivant. Les mâles ont des glandes qui fabriquent un liquide parfumé, le musc, d’où leur nom. Ce parfum sert à plaire aux femelles. En cas de rivalité, les mâles se défient lors d’affrontements. Ils chargent brutalement en se cognant tête contre tête. Le vainqueur peut alors choisir sa partenaire.

L’animal sait courir vite et peut donc charger. Et franchement, je ne pense pas être en mesure de supporter un coup de boule de la bête. Donc, je respecterai les consignes en gardant mes distances (200 m sont conseillés). J’emporterai des jumelles et un téléobjectif pour faire des photos. 

Départ le 26 février…

En attendant, j’ai reçu une petite fiche d’identité de l’animal. Merci Anna !

Question alimentation durant ce trek, comme l’été dernier pour mon trek en Laponie suédoise, j’ai fait appel à la société bretonne Lyophilisé & Co pour m’approvisionner en sachets repas. Une équipe disponible qui a pu me donner de bons conseils tant sur le type de repas que sur la quantité de calories. Voilà donc ma liste de courses : deux repas par jour (midi et soir) avec un dessert pour le soir. Les petits déjeuners seront faits de céréales et lait en poudre Regilait, avec des barres de céréales et petits gâteaux pour les encas.


Quelques détails sur le voyage. 

Premier point important et indispensable pour moi, c’est l’essence. J’ai besoin de 3 litres pour faire fonctionner mon réchaud. Et pour ça, il me faut trouver une station service. Ce qu’il n’y a pas ni à Hjerkinn ni à Kongsvoll qui sont les points de départ des treks dans le Dovrefjell. En tout cas, lorsqu’on veut chausser les raquettes dès la descente du train. Donc je vais prendre un train à Oslo pour Oppdal, une petite ville située un peu plus haut. De là, je trouverai un hôtel pour la première nuit (après 12 heures de voyages, je pense qu’une bonne nuit sera la bienvenue), un supermarché ouvert le dimanche pour compléter mes rations alimentaires en gâteaux notamment, et enfin, une station service. J’aurai le dimanche matin (j’arrive le samedi soir) pour faire le plein et vers midi, je reprends un train dans le sens inverse pour me ramener, 25 minutes plus tard, à Kongsvoll. Toute une logistique !

Voilà quelques éléments de repères. Où se situe Oppdal par rapport à Oslo, et la zone de recherche des troupeaux de bœufs musqués (zone cerclée rouge).

 

 

 

 

 

 

 


Le Roadbook

Là où tout a commencé.

C’est ici en Norvège que j’ai découvert le milieu subpolaire pour la première fois. C’était en 2010 lors d’un voyage au Cap Nord. C’est la pointe septentrionale de l’Europe. Au-delà, c’est l’océan arctique. Le bout du monde. Ou plutôt le bord du monde. C’est sensation que j’ai eue lorsque je me suis trouvé en haut de cette falaise de 300 mètres et que le brouillard s’est dissipé. Une sensation de vertige tout d’abord. Puis un émerveillement. Et l’envie de découvrir ce milieu est née. Le soleil de minuit, les aurores boréales, la banquise, les icebergs, la calotte glaciaire et les animaux de ce milieu. Ceux-là sont bien plus difficiles à trouver et à observer. Sans parler du danger que certains représentent.

De retour en Norvège donc. Je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre ici. J’ai bien compris que la région n’était pas très fréquentée à cette saison. Les « safaris » pour observer les bœufs musqués se font plutôt l’été. En hiver, tout semble fermé. Je n’ai trouvé que peu d’informations sur les pistes. Y a-t-il des traces de motoneiges par exemple ? Qu’est-ce que les norvégiens peuvent avoir à faire dans les massifs ? Ce n’est pas la Laponie. Pas de hardes de rennes ici. Y a-t-il des randonneurs ou trekkeurs comme moi ? Vais-je voir du monde ? Et vais-je trouver les bœufs musqués ? Beaucoup de questions auxquelles je ne vais pas tarder à être confronté.

Les températures minimales sont autour des -10°C actuellement. J’ai connu bien pire. Donc pas de soucis de ce côté-là.

Dimanche 27 février – Une belle journée

Réveil à l’hôtel de Oppdal où je suis arrivé la veille au terme d’un voyage sans encombre. Ma pulka m’a suivi jusqu’au bout. Les 4h30 de train entre Oslo et la petite station de sport d’hiver se sont bien passées. Un train qui ne va pas très vite mais qui est confortable. Mission de la matinée : acheter de l’essence pour le réchaud et faire deux ou trois courses pour compléter mes rations alimentaires. Il y a une station Shell et un petit supermarché (ouvert sept jours sur sept) tout proche de l’hôtel. Je fais mes provisions en moins d’une demi-heure. Je termine le chargement de la pulka et me rends à la gare où un nouveau train me descend 30 km plus au sud, à Kongsvoll. Point de départ de mon trek.

Après 25 min de voyage, je suis le seul à descendre du train. Dehors, le ciel est sans nuage. Grand soleil. Il fait doux. Léger vent. Temps superbe. Pas un chat. Rien. Pas âme qui vive. Le train met du temps à repartir. Il attend le passage d’un autre train en sens inverse. Et oui, cette ligne n’a qu’une seule voie, imposant des arrêts fréquents au niveau des gares où des doubles voies sont aménagées pour les croisements.

Je change de veste et de pantalon et enfile les guêtres. Bâtons réglés. Harnais ajusté et pulka accrochée. Je ne porte pas mes gants. Il fait vraiment doux. C’est parti. Maintenant il me faut trouver le début du chemin situé à un petit kilomètre de la gare d’après ma carte.

Le début du parcours se fait dans une forêt assez claire faite de sapins et de bouleaux. Tout en montée. Il y a une bonne heure d’ascension pour arriver sur un plateau. Dès que je sors de la forêt, le vent souffle fort et charrie beaucoup de neige poudreuse. Je mets mon masque de ski pour me protéger les yeux et enfile mes gants. Au loin j’aperçois des skieurs. Probablement des randonneurs à la journée. Ils n’ont pas de sac visiblement. Au sol, il y a effectivement de nombreuses traces de skis. J’ai même l’impression qu’une pulka est passée. Il y a 6 petits sillons bien parallèles. Si c’est une pulka, ce n’est pas le même modèle que la mienne qui ne fait que 5 sillons. Je finis par trouver un balisage fait de tiges de bambous. Il faut avoir l’œil. Des petites tiges beiges du diamètre d’un tuteur pour plantes intérieures sont espacées d’une cinquantaine de mètres les unes des autres. Je continue cependant à me guider à la boussole, au moins au début, ne sachant si ce balisage conduit là où je vais. Une fois arrivé dans une large vallée, c’est tout droit sur plusieurs kilomètres. Le repérage est facile. Il fait toujours aussi beau. Ce paysage est superbe. Il me rappelle beaucoup les vallées que j’ai arpenté en Laponie suédoise. Une large vallée bordée de massifs aux formes arrondies. C’est très agréable. La neige n’est malheureusement pas tassée et m’oblige à conserver les raquettes. Au Groënland par exemple, lorsque je marche sur les traces des chiens des traineaux, je ne porte que mes bottes. C’est bien moins fatigant. Ici, comme il ne fait pas froid, je porte mes chaussures de marche classiques fixées aux raquettes. En plus, la neige poudreuse n’arroche pas aux lacets. C’est top. Je n’ai pas froid aux pieds.

A 16h30, j’arrive au bout de cette vallée et le soleil commence déjà à passer derrière un massif. Ici, le soleil se couche tôt. Il est temps de m’arrêter, d’autant que le coin est vraiment très beau.

Il me faut un peu de temps pour retrouver mes réflexes pour monter mon camp. Faire un trou dans la neige pour y mettre le réchaud à l’abri du vent. J’allume le réchaud avec une seule allumette ! Je pense que c’est une première. D’habitude il m’en faut 4 ou 5. Pendant que je fais fondre de la neige pour fabriquer 1,5 litre d’eau, je peux commencer à faire mes travaux de terrassement : il faut déblayer la neige molle pour arriver à un sol un peu plus dur pour y poser la tente. Je monte la tente et la fixe au sol grâce à mes ancres à neige. Puis je peux décharger la pulka et installer le matelas et le sac de couchage. Il fait nuit lorsque je suis prêt à dîner à la frontale.

Lundi 28 février – Deuxième étape et une belle rencontre

J’ai eu froid en fin de nuit. Probablement pas assez couvert. Effectivement, mon thermomètre indique -18°C. Je ferai différemment demain. Je n’avais pas enfilé mon drap en soie, qui aurait été un bon apport thermique. Durant la nuit, j’ai passé la tête dehors à 2 ou 3 reprises pour observer le ciel. Un ciel magnifiquement étoilé. Mais aucune trace d’aurore. Nous sommes trop au sud pour en voir ici. Je crois que ça arrive, mais pas aussi souvent qu’au niveau du cercle polaire.

Il me faut encore deux heures d’intendance entre le moment où je me lève et celui où je me mets en marche. C’est long. Et pénible. Sortir du sac de couchage, allumer le réchaud et faire fondre de la neige. Cette opération est longue. Pour faire bouillir un litre d’eau à partir de neige, il faut facilement 30 minutes. Petit déjeuner, brossage de dents, chargement de la pulka, démontage de la tente. Vraiment la partie du trek que je déteste. Une fois que la pulka est fermée et que plus rien ne reste au sol, je suis enfin heureux et prêt à affronter cette nouvelle journée ensoleillée.

Une matinée de marche dans une autre vallée semblable à la précédente. Large et entourée de massifs. Tout est blanc. Pas un seul arbre. La végétation rase est entièrement recouverte du manteau neigeux qui étouffe tous les sons. C’est calme. Silencieux. C’est vraiment top.

J’arrive au refuge de Reinheim à 12h30. Un peu plus tôt que prévu finalement. Je réfléchis à continuer ou à m’arrêter ici, sachant que le refuge est fermé. Mais le vent commence à se lever. Je serai peut-être mieux ici si je trouve un coin abrité pour monter la tente.

Le refuge est composé de 3 bâtiments. Tous fermés par un cadenas très spécifique. J’avais lu que pour profiter des refuges, il faut récupérer la clé je-ne-sais-où et payer ses nuits auprès de DNT Oslo. Franchement, ce n’était pas très clair lorsque je me suis renseigné. Du coup, j’avais laissé tomber. Cette histoire de clé m’aurait fait perdre du temps au début et à la fin du trek.  Du coup, je plante la tente à proximité du bâtiment principal près d’une table de pique-nique à moitié ensevelie sous la neige. L’été, le coin doit être très agréable. Pour l’heure, il fait -5°C et le ciel s’est couvert.

D’ici on voit le sommet du massif Snøhetta qui domine le parc du Dovrefjell à près de 2300 mètres.

Après avoir monté le camp, je prends mon sac à dos chargé de l’appareil photo, les objectifs, et les jumelles. Et je pars marcher en haut d’un massif pour voir s’il n’y aurait pas des bœufs à proximité. Il me faut environ 45 minutes pour arriver au col. Le vent souffle vraiment très fort. Bien m’en a pris de partir avec la parka Lestra. J’avais hésité. D’ordinaire, je marche avec ma veste légère et coupe-vent Fjallraven. Mais cette veste ne me permet pas de m’arrêter faire de l’observation en plein vent. Je gèlerais sur place. Je dois même mettre mes moufles quelques minutes pour me réchauffer les doigts avant de redescendre.

De retour au camp, le vent s’est clairement renforcé. Je me réfugie dans mon sac de couchage pour lire un peu.

Vers 17h, le jour commençant à décliner, j’entends des voix à l’extérieur. Un homme et une femme. Je sors. Effectivement, un jeune couple arrive en ski et essaient d’ouvrir le cadenas du grand bâtiment. Eux ont la clé. Je vais les saluer. On discuter deux minutes. Ils arrivent également de Kongsvoll. Mais ils ont fait le trajet dans la journée. En ski, ils sont plus rapides que moi et ils sont partis dès le matin. La distance n’est pas très grande finalement. Moi j’ai marché un après-midi et une matinée. Ils me proposent de les rejoindre et de profiter du refuge. Je suis gêné. Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais je n’ai pas payé la nuit et je n’ai même pas une malheureuse couronne norvégienne à leur donner pour partager au moins une partie de leurs frais. Donc je préfère rester dans la tente.

Vers 18h, lorsque je suis en train d’allumer le réchaud, le jeune vient à ma rencontre. « Écoute, c’est ridicule. On n’est que tous les deux à l’intérieur. Il fait chaud, il y a de la place, on sera mieux tous les trois pour passer la soirée. Plie tes affaires et rejoins-nous ». Vraiment c’est très sympa. Je m’exécute. Et voilà comment j’aurai passé la soirée et la nuit au chaud et à l’abri du vent. Car le vent aura soufflé fort toute la nuit.

Ces deux jeunes d’une vingtaine d’années dont je n’ai pas réussi à mémoriser les prénoms norvégiens (honte à moi !) partent demain matin pour gravir le Snøhetta et redescendre à Kongsvoll dans la foulée. Nous passons la soirée à discuter de tout et de rien. C’était vraiment top. Ils me disent avoir vu deux bœufs en cours de route. C’est fou, c’est tout proche d’ici. Je suis probablement passé devant sans les voir. Ils me montrent des photos faites avec leur téléphone. Effectivement, deux bœufs couchés à une vingtaine de mètres du chemin. Je pense que je les ai confondus avec des rochers. J’avoue que je cherchais davantage les animaux debout sur leurs pattes. Et surtout, je ne pensais pas qu’ils étaient dans ce secteur. J’ouvrirai l’œil lors du retour puisque je repasserai par là jeudi ou vendredi.

Mardi 1er mars – Une étape assez technique

Quel vent cette nuit ! Au lever du jour, ça semble se calmer un peu. La neige vole moins. Mais on ne voit plus du tout le Snøhetta. Les jeunes sont confiants tout de même. Nous nous préparons chacun de son côté. Petit déjeuner, faire de l’eau pour remplir les bouteilles thermos, ménage dans le refuge. A 9h nous sommes dehors. Le moment des adieux et nous nous mettons en marche. Je suis un peu inquiet de l’étape qui m’attend. Il y a beaucoup de vent et un dénivelé positif important m’attend. Et ce soir, c’est tente ! Rien que cette idée, après avoir passé une nuit au chaud, me mine le moral. Bref, je l’ai choisi. Pour citer Loïck Peyron : « J’ai le luxe de choisir mes souffrances, alors je ne vais pas me plaindre ».

Les Norvégiens prennent rapidement de la distance sur moi puis bifurquent sur la droite alors que moi j’oblique légèrement sur la gauche. Des cairns balisent la piste d’été. Je m’en sers de repère autant que possible. J’ai l’impression de marcher sur une mer avec cette neige que le vent balaye tout autour de moi. Je lutte de toutes mes forces pour gravir ce massif. Entre le poids de la pulka, le vent et la neige molle dans laquelle mes raquettes s’enfoncent, ce début d’étape est vraiment très physique. Plus haut, je prends les cairns. Une immensité blanche, sans rien pour arrêter le regard. Le vent se transforme clairement en blizzard. Mes yeux sont protégés par mon masque. Ma capuche tempête me protège la tête avec son contour en fourrure. Il me faut consulter ma carte et régler ma boussole. Je prends garde à ne pas laisser s’envoler la carte. C’est rare dans mes expéditions, mais cette fois-ci je n’ai pas fait de photocopie de la carte en secours. Donc il vaut mieux ne pas la lâcher.

Je continue à avancer, toujours en montant vers un col qui n’arrive pas, la tête dans le blizzard et les cordes de la pulka tendues à bloc. Lorsque j’y suis, je règle une nouvelle fois ma boussole. Je mets le cap sur un rocher que je distingue au loin. Bingo, c’est un cairn. Je suis content de moi. Mon orientation à la boussole est bonne ! Je suis bon pour Koh Lanta !! Lorsque le vent se calme un peu, je peux voir le paysage durant quelques secondes. J’essaie de faire quelques photos. C’est compliqué. La neige pénètre partout et obstrue l’objectif. Le parcours est maintenant beaucoup plus plat, mais guère plus facile car la neige ne tient pas bien au sol et je me retrouve parfois au milieu d’un champ de pierres. La pulka ne glisse pas bien sur ce terrain. Parfois elle stoppe net. Bloquée contre une pierre. Mon dos souffre de ces à-coups violents.

Je commence à observer de nombreuses traces de bœufs. Des empreintes dans la neige et des déjections. Ils sont donc dans ce secteur. Je prends un peu de temps pour observer les environs dès que la visibilité le permet. Le blizzard souffle toujours. Je me fais la réflexion que, dans ce brouillard de neige, je risque de tomber sur un animal qui serait sur mon chemin. Je dois être prudent et bien regarder autour de moi dès que c’est possible. Mais finalement, je ne verrai rien de plus aujourd’hui. Toujours est-il que c’est dans ce secteur qu’il faut que je fasse mes recherches. Les traces sont nombreuses et assez récentes puisque non recouvertes par la neige. Demain, je m’arrêterai donc par là. Je laisserai la pulka sur la piste et je partirai en randonnée de l’autre côté de la crête. Les bœufs ont dû se mettre à l’abri du vent sur l’autre versant, à quelques centaines de mètres de là.

J’arrive au refuge de Snøheim en tout début d’après-midi. Six petits kilomètres séparent les deux refuges. J’ai les jambes coupées. Cette étape aura vraiment été physique. Ce refuge ressemble davantage à un hôtel tellement c’est grand. Un bâtiment sur deux étages, des dépendances autour. Mais tout ça est complètement pris dans la neige. D’énormes congères obstruent portes et fenêtres. Personne n’est entré dedans depuis des lustres. Je note pourtant des traces de raquettes qui font le tour du bâtiment. Quelqu’un est venu ici récemment. Je recherche du regard tout autour. Pas la moindre trace de vie. Personne. Mystère.

Une nouvelle hésitation : est-ce que je continue un peu à marcher pour est-ce que je plante le camp ici ? Après avoir grignoté quelques gâteaux, je fais comme la veille. Je trouve un endroit un peu moins exposé au vent, proche du refuge, pour monter la tente. Il y a un autre endroit bien abrité et plat. Mais c’est du bitume au sol. Impossible d’y planter un piquet de tente. Il me faut un endroit avec suffisamment d’épaisseur de neige pour y mettre les ancres.

Puis comme la veille, je chausse mes raquettes et prends mon sac à dos et pars en randonnée dans les environs. Peut-être qu’il y a des bœufs à proximité. Je remarque une route. J’avais effectivement noté ça sur la carte. Une route relie ce refuge au village de Hjerkinn. Une ligne de bus fait la navette pour y amener les touristes qui partent faire un safari. Mais tout ça ne fonctionne que l’été. En me dirigeant vers le massif sur lequel je veux monter, je vois de la glace au sol. C’est un cours d’eau ou un petit lac. Je ne peux pas marcher là-dessus. La glace ne doit pas être bien épaisse. Ce n’est pas comme au Groënland ou en Laponie. Les températures ne sont pas assez froides. Mais il y a un pont un peu plus à droite. Et oui, forcément, il permet à la route de passer. Route qui est bordée de piquets rouges pour la délimiter quand elle est recouverte de neige. Mais je ne suis pas parti depuis vingt minutes que le blizzard se renforce encore et ruine tous mes espoirs d’observation. Plus aucune visibilité. Je reviens à la tente en suivant me traces de raquettes laissées à l’aller. J’espère que ce temps va se calmer d’ici demain. Au programme demain donc, retour vers Kongsvoll par le même chemin qu’à l’aller, mais en faisant un stop sur le plateau pour trouver les bœufs musqués. En attendant, je me réfugie dans la tente. Lecture au programme. Je ferai de l’eau tout à l’heure au moment du dîner.

Mercredi 2 mars – Le chaos.

Le vent s’est renforcé en début de nuit. Le bruit à l’intérieur de la tente est infernal. La toile claque violemment. Vers 2 heures, je dois aller contrôler les attaches à l’extérieur. Je m’habille en vitesse, pantalon, parka, bonnet, gants, bottes. Les bottes qui sont pleines de neige. Dans l’abside de la tente, la neige s’est infiltrée partout. Tout est recouvert. Les deux bouteilles thermos, mes chaussures de marche, la popote, le réchaud. Gare à ne rien perdre. Dehors c’est la tempête. La neige me pique les yeux. Le vent soulève cette poudreuse qui ne colle à rien et qui forme un brouillard épais. Je relève la capuche de ma parka. La fourrure me protège un minimum le visage. Les cordages de la tente sont tendus. Je remets un peu de neige au pied d’un pan pour éviter que le vent ne s’engouffre dessous. A peine j’ouvre la porte pour me remettre à l’abri que le vent fait entrer de la neige. A l’intérieur, entre la neige qui s’y infiltre et le givre qui recouvre les parois de la chambre et qui tombe au sol et sur mes affaires, c’est le chaos total. De la neige et du givre partout. Je décide de brosser toute la toile. Autant tout faire tomber. Le problème avec le givre, c’est que lorsqu’il tombe sur mon sac de couchage, il fond et pénètre dans le duvet. Par conséquent, l’apport thermique est nettement réduit et je peux avoir froid. Il me faut presque une demi-heure pour tout nettoyer. Brosser chaque vêtement, chaque accessoire, et évacuer cette glace hors de la tente. J’arrive à me recoucher mais en gardant mon pantalon sur moi au cas où j’aurais à ressortir de nouveau en urgence.

Et l’urgence arrive une nouvelle fois à 5 heures. J’ai l’impression que ça ne s’arrêtera jamais et que le vent est de plus en plus fort. Je sors et contrôle le tout. Je vois ma pauvre tente prendre des positions qui ne lui sont pas très naturelles. Elle s’affaisse sur un côté. J’essaie dans un premier temps la consolider avec un bâton de marche. Mais ça ne tient pas. Sans succès. Je me remets à l’intérieur et me calle assis, le dos à la paroi contre le vent pour faire rempart. Le vent me pousse à chaque bourrasque. Puis finalement, ça se calme un peu. Je me recouche. Il fait encore nuit. La température est de -5°C.

A 7 heures, j’ai l’impression qu’un camion vient de me percuter tellement le choc contre la toile a été violent et bruyant. La porte arrière, celle qui et dans le vent, est en train de s’ouvrir sous la pression de la toile tendue. Là encore, je sors pour maintenir et fixer la fermeture éclair. C’est sans fin. D’une main j’essaie de tenir la tente, de l’autre de fermer la porte. De retour à l’intérieur, la neige s’était de nouveau engouffrée partout. La situation devient critique. Il faut prendre une décision. Et avant tout, identifier les scénarii possibles. La première option est de rester à l’abri dans la tente. Tant que je suis à l’intérieur, je suis en sécurité. Mais il faut que la tente tienne. Et je crains la déchirure. Et justement en cas de déchirure, tout peut aller très vite et tout peut s’envoler. Cette idée me donne froid dans le dos. Pour la première fois que je fais des expéditions engagées, je crains pour ma sécurité. J’attrape mon téléphone satellite, l’allume et le range dans une poche de ma parka. Ça aussi c’est la première fois que ça m’arrive. Habituellement, mon téléphone reste dans mon sac à dos ou dans la pulka. Si la toile s’envole, je n’ai plus qu’à appuyer sur le gros bouton SOS du Garmin. Sachant qu’il faudra du temps pour avoir de l’assistance dans ces conditions. J’ai toujours en tête que je suis devant un bâtiment. Et qu’au pire, et si ma sécurité en dépend, je casserai une vitre pour pénétrer à l’intérieur. Toujours est-il que si je dois passer 24 heures ici dans la tente, ce n’est pas un souci. J’ai mis trois jours pour arriver là, mais en faisant de courtes étapes en montées. Le retour peut facilement se faire en deux jours. Seconde solution : à la prochaine accalmie, je plie la tente et me mets en marche par l’itinéraire prévu, celui que j’ai pris pour venir jusqu’ici. En perdant de l’altitude peut-être que le vent soufflera moins fort. Mais ce n’est pas certain et dans le cas contraire ça m’obligerait à remonter la tente dans le vent. Enfin, dernière solution, c’est le repli vers Hjerkinn. Je pourrai suivre les bâtons rouges qui délimitent cette route et m’en servir de repères pour progresser. En attendant, collé à ma toile, je prends mon petit déjeuner. Bien m’en a pris de faire bouillir de l’eau hier soir et la stocker dans une bouteille thermos. Ce matin, l’eau est encore tiède et je peux manger mes céréales. Je n’ai pas faim, mais je dois me forcer. Si je dois quitter le camp et marcher, il me faut des calories. Malheureusement il m’est impossible d’allumer le réchaud pour faire de l’eau dont j’aurais besoin pour boire dans la journée. Une bouteille thermos est vide. Dans l’autre, il reste quelques gouttes.

Je ne saurais pas dire à quelle heure tout a basculé. Mais il y a eu une petite accalmie. Très légère. Et je me suis dit que c’était le moment de plier le camp. J’avais pris la précaution de rassembler mes affaires, dégonfler mon matelas, compresser mon sac de couchage devenu humide à force d’être recouvert de givre. Je vide mes chaussures de marche de toute la neige accumulée dedans. Une fois chaussé, j’enfile les guêtres, mes gants, mon masque pour me protéger les yeux et je sors. J’entasse toutes mes affaires dans la pulka, en prenant garde de mettre les biens stratégiques à portée de main. A l’avant, les moufles, la trousse de secours, la bouteille thermos dans laquelle il reste encore un peu d’eau. Le réchaud et sa bouteille d’essence à l’arrière avec la popote. Important si, pour une raison ou une autre, je dois allumer du feu. Je suis dos au vent pour réaliser cette opération, prenant garde à ce que rien ne s’envole et disparaisse à jamais dans l’opacité du décor. Je ne vois pas à 10 mètres. J’ai en tête les récits que j’ai pu lire au sujet de personnes retrouvées mortes pour avoir eu l’imprudence d’aller uriner un peu à l’écart de leur abri en plein blizzard et incapable de retrouver leur chemin. Quelques mètres de trop et tout disparaît de votre vision. J’ai pleinement conscience, à ce moment-là, que je suis en délicatesse et je dois redoubler de vigilance. Soudain, je suis projeté en avant sur ma pulka. Une bourrasque d’une force folle. Je me retourne pour voir l’état de la tente. Aplatie. Comme une crêpe. C’est une tente de type « autoportée ». C’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin de ses cordages pour tenir debout. La forme des arceaux maintien la chambre et la toile extérieure debout. Les cordages servent à donner de la résistance au vent. Une crêpe… C’est techniquement impossible sans casse. Je termine de vider la tente par l’ouverture qui fait pitié.

Je positionne la pulka côté vent pour y attacher les cordages de sécurité de la tente. Ceux qui me servent justement à assurer la tente lorsque je dois la monter ou la démonter dans le vent. Là encore, je pense aux marins qui disent « une main pour le marin, une main pour le bateau ». Mon bateau, mon radeau, c’est ma tente. Elle ne doit pas s’envoler. La tente est attachée au traineau. J’ai les pieds sur la toile et une main sur l’arceau central. De l’autre main, je défais les attaches et roule la toile extérieure et la bourre dans la pulka sans prendre le temps de regarder s’il y a des déchirures. Ensuite la chambre. Je récupère les six ancres à neige avant de les perdre de vue. La neige recouvre tout en quelques secondes. Ne rien laisser trainer par terre. Surtout pas. D’ailleurs, je vois ma veste de marche Fjallraven qui commence à s’enfouir. Je la récupère, la secoue et la mets en sécurité, elle aussi dans la pulka. Je peux souffler un peu. Tout est rangé. Rien ne peut plus s’envoler. A priori. J’inspecte les arceaux. L’un est cassé. Au mauvais endroit. J’ai un nécessaire de réparation avec moi. Mais il ne me permet de faire cette réparation. L’arceau est cassé au niveau d’une pièce métallique en étoile à trois branches qui relie trois arceaux. Un morceau d’aluminium est resté dans l’étoile. Deux autres arceaux sont pliés à 45 degrés. Ma tente ne tiendra jamais debout si je dois la remonter dans le vent. Les voyants sont au rouge… Je déplace ma pulka dans un coin un peu plus abrité, dans un renfoncement du refuge. Je m’assois un instant. Réfléchir. Prendre une décision. Vite. Je regarde l’heure. Je n’en reviens pas. Il est déjà presque dix heures ! Et je suis là, dehors, avec ma pulka et ma tente meurtrie, à deux jours de marche d’un hôtel.

J’étudie une nouvelle fois ma carte. L’option une, qui me faisait reprendre mon chemin de l’aller, peut-être éliminée. Impossible de prendre le risque de passer par le plateau sans aucune visibilité. La seule véritable solution reste Hjerkinn. J’évalue à 20 km la distance qui me sépare du village. A mi-chemin, sur la carte, je vois ce qui doit être des habitations. Mais ce n’est pas certain. Toujours est-il que c’est forcément la solution la moins pire. Si j’arrive à ces habitations, je pourrai demander de l’aide.

Je change de veste. La température est toujours très douce. Comme toujours, ma simple veste de marche suffit largement. Je porte ma veste polaire dessous. Je chausse les raquettes. Atèle la pulka à mon harnais. Empoigne les bâtons. C’est parti. Mais dès que je me retrouve dans le vent, je perds l’équilibre. Mon masque de ski teinté m’empêche de distinguer les reliefs. Je suis dans un brouillard impossible. Un mur blanc devant moi. Une nouvelle fois, je prends conscience du danger de l’opération. Il me faut trouver cette foutue route qui hier, était dégagée de toute neige qui ne s’y accroche pas. Je cherche une plaque noire. Rien. Rien que du blanc. Je n’ai pas fait 50 mètres, que je suis déjà perdu. Derrière moi, je ne vois plus le refuge. Je rebrousse chemin. Ce n’est pas la bonne option. Je retrouve mon petit coin à l’abri. Je souffle. Encore quelques minutes de réflexion. Où se trouvait la route hier ? Par rapport à l’entrée du refuge, c’était légèrement sur la droite. OK. Je vais faire ça. Et ensuite ? Ma boussole. Je prends la carte, et règle ma boussole. Je me lance une seconde fois. Je trouve la route. C’est bon. Je vois les piquets rouges qui la délimite. J’avance. Le vent me pousse. Le pont. Les bâtons rouges. Encore un autre bâton par là. Et encore… J’avance. Plus loin, la route est entièrement recouverte. Mais les bâtons rouges sont toujours là. La piste ne fait que descendre et le vent me pousse. Au fur et à mesure que les kilomètres défilent, le vent se fait moins fort et la neige vole moins. Le paysage revient. Ciel bleu, soleil. Je mange un peu de neige pour m’hydrater comme je peux. Je ne peux pas m’arrêter faire de l’eau. Pas le temps. La route est longue et je dois arriver avant la nuit. D’après ma carte j’avance bien. Plus vite que prévu. La pulka me donne un peu de peine par moment lorsqu’il n’y pas de neige au sol et qu’elle frotte sur la roche ou le bitume de la route. Également lorsqu’à deux reprises elle me dépasse prise dans son élan et m’emporte avec elle sur le côté. Je me retrouve les quatre fers en l’air, les raquettes prises dans les cordages. Deux fois. Je crie de rage !

Après plusieurs heures de marche, au loin, je vois des voitures. Puis un camion. C’est la grande route qui relie le pays du nord au sud. La E6. Je ne suis vraiment plus loin. J’en suis même surpris. Durant toute la descente j’ai eu le temps de réfléchir à la suite. Je fais quoi en arrivant à Hjerkinn ? Le choix est fait de me rendre à la gare. J’ai l’impression de fuir un ennemi, un danger. Il faut que je parte d’ici.

J’arrive à la gare de Hjerkinn a 15h30.  Au terme de 5h30 de marche. Assez facilement finalement. Bien content de m’être sorti de ce mauvais pas. En trente minutes je réorganise mon retour. Allô Lufthansa ? Mettez-moi sur le premier vol demain. Allô Vy ? Je veux prendre le prochain train pour Oslo ! Allô Radisson ? J’avance la chambre pour ce soir ! Et me voilà arrivé chez moi avec tout de même de belles images de paysages norvégiens. Mais pas de bœufs musqués…

Ce qu’il faut retenir de ce voyage écourté

Ce que je retiens de ce voyage, c’est que l’organisation n’est pas simple (deux vols entre Marseille et Oslo et un train pour Oppdal). Mais ça se fait bien. Les paysages sont superbes. Ça doit être chouette l’été également. Ce blizzard m’aura bien gâché une partie de mon séjour. La meilleure partie à priori puisque j’étais vraiment tout près des bœufs musqués. Mais c’est la nature qui décide. Depuis Hjerkinn, je pouvais voir les massifs dans lesquels je me trouvais quelques heures avant. C’est beau. Il n’y a pas à dire. C’est vraiment beau.

Je retiens également que mon sang froid et mon organisation m’ont permis de prendre les bonnes décisions dans cette situation qui était clairement critique. J’étais bien habillé pour lutter contre le froid, le vent et la neige. J’avais mon téléphone satellite sur moi en permanence. Tout s’est bien passé.

Enfin, ça fait déjà plusieurs voyages au cours desquels je me fais la réflexion que l’option bivouac ne m’amuse pas du tout. A l’avenir, je pense continuer à faire des treks. Parce que c’est vraiment génial de parcourir des paysages comme ceux-là. Mais je ne le ferai que là où il y a des refuges chaque soir.

Dans toute cette histoire, une autre mésaventure concerne la pulka : elle m’aura été livrée 5 jours après mon retour à la maison, Oslo refusant de l’embarquer pour cause « d’odeur d’essence suspecte ». En effet, dans la précipitation le dernier soir de mon expédition à Snøheim, j’ai mal fermé le bouchon de la bouteille d’essence de mon réchaud. Résultat, un litre s’est écoulé dans la pulka, souillant mes affaires et imprégnant certains tissus. A l’hôtel d’Oslo, j’ai tenté de tout nettoyer comme j’ai pu, mais l’odeur était encore bien présente. Finalement, tout est rentré dans l’ordre.